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CHAPITRE XLVII

Projet de course contrarié ; entretien.

Le lendemain et les jours suivans furent employés à transporter nos effets et notre volaille devenue très-nombreuse, et à construire une basse-cour, assez loin de nous pour que leur caquetage ne troublât pas notre sommeil, et assez pour les soigner facilement. Nous la construisîmes en continuation de la galerie et sur le même plan, mais fermée au devant par un treillage en fil de fer, que Fritz et Jack firent à merveille. tandis qu'avec des planches peintes du vaisseau, que j'avais soigneusement gardées, je faisais des poulaillers et des cases. Fritz, qui prenait goût à l'architecture et à la mécanique, me donna de bonnes idées, et surtout celle, qu'il exécuta, de faire passer au travers de la basse-cour l'eau du bassin de la fontaine, ce qui nous procura ainsi un

petit étang pour nos canards. Les pigeons eurent leur demeure au dessus du poulailler, et de jolis paniers qu'Ernest et François faisaient à la manière de ceux des sauvages des îles des Amis, dont ils avaient vu les gravures dans les Voyages de Cook. Quand le tout fut fini, ma femme se réjouit en songeant que, même dans la saison pluvieuse, elle pourrait soigner ses bêtes emplumées et ses provisions d'œufs. « Quelle différence, disait-elle, en admirant l'élégance de nos constructions, quelle différence entre le Zeltheim actuel et celui où nous débarquâmes il y a quatre ans, et qui lui a valu le nom de demeure sous tente! Quels progrès inouis le luxe a déjà faits chez nous ! Te rappelles-tu, cher ami, le tonneau qui nous servait de table, et les écailles d'huîtres de cuillers, la tente où nous dormions tous entassés sur des feuilles sèches, sans même nous déshabiller, et le ruisseau, à un quart de lieue, où nous devions aller boire quand nous avions soif? Comparés à ce que nous étions alors nous sommes à présent de grands seigneurs.

JACK. Des rois, ma mère, car toute cette île est à nous, et c'est bien tout comme un royaume.

LE PERE. Combien son altesse le prince Jack compte-t-elle de milliers de sujets dans le royaume de son auguste père?

JACK. Le prince Jack n'a pas encore fait le dénombrement des perroquets, kangurous, agoutis, singes...

ERNEST. Voilà ton département; comme le troisième fils, tu ne seras jamais qu'un prince apanagé, et tu seras le prince des singes.

JACK. Et toi, celui des pingoins, pares

seux...»

Un éclat de rire général arrêta la dispute. Je convins avec ma femme que notre luxe avait beaucoup augmenté; mais il était le produit de notre industrie. Toutes les nations les plus civilisées ont commencé comme nous; les besoins ont développé l'intelligence

que le ciel a accordée seulement à l'homme, et peu-à-peu les arts ont fait des progrès et les lumières se sont étendues plus peut

être même qu'il n'était nécessaireâ son bonheur. Ce qui est du luxe pour nous, comparé aux premiers jours de notre établissement dans cette île, est encore de la simplicité, comparé au luxe des villes, et même des villages, chez les peuples civilisés : que le ciel nous y maintienne! nous en serons plus heureux.

LA MERE. En vérité, il me semble qu'il ne nous manque plus rien, et je ne saurais que désirer ; nous n'avons plus rien à faire qu'à jouir et à nous reposer.

LE PÈRE. Et à nous ennuyer bientôt de notre bonheur, car rien n'amène plus tôt l'ennui que la jouissance et l'oisiveté. Dieu ne nous à pas départi un degré d'intelligence si supérieur à celui des autres créatures, pour n'en faire aucun usage; l'homme doit tendre à la perfection, qui doit être un jour son partage, et pour laquelle son âme immortelle lui fut donnée.

LA MERE. Oui, sans doute, et quand j'ai prétendu que nous n'avions plus rien à faire qu'à jour et à nous reposer, je n'ai pas

voulu dire qu'il ne fallût plus travailler ni de corps ni d'esprit. Ne faut-il pas entretenir ce que nous avons fait, labourer, ensemencer, récolter pour soutenir notre existence? Ne faut-il pas sur-tout nous occuper à perfectionner notre âme, et puisqu'elle doit exister éternellement, la préparer à cette existence future, en fortifiant notre foi et notre piété par de bons entretiens et de bonnes lectures? Ernest ne m'a pas seulement lu des voyages pendant que j'étais au lit, nous avons souvent voyagé dans la Jérusalem céleste. Non, j'ai voulu dire seulement, en parlant de repos, de ne plus vous tourmenter pour imaginer et faire de belles choses qui ne soient pas strictement nécessaires, et qui nous éloignent de notre simplicité. Mes fontaines de coquillages sont charmantes, et je les admire tous les jours, mais elles ont pris bien du temps et donné bien de la peine; une calebasse et un tuyau de roseau auraient suffi.

LE PERE. Peut-être as-tu raison, chère amie, ou du moins tu es certainement bien

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