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Fritz n'eut plus rien à m'opposer et ne ine fit aucune réponse; il marchait à côté de moi,perdu dans ses idées ;je voyais que mille pensées différentes agitaient son âme. Il regardait alternativement notre île qui commençait à se couvrir des fruits de notre travail, nos champs de maïs, nos belles plantations, le grand jardin potager, qui croissaient et prospéraient, puis la grande mer, au-delà de laquelle il voyait, en imagination, les belles villes de l'Europe; il cherchait aussi des yeux le vaisseau.

Je le laissai quelque temps livré à ses pensées ; enfin je lui dis : « Je t'ai pris de préférence avec moi, mon fils, parce que je voulais te consulter.

FRITZ. Moi, mon père ! et sur quoi? interrompit-il vivement.

LE PÈRE. Sur la manière d'apprendre à ta mère l'arrivée de ce vaisseau, sans lui causer une émotion qui pourrait lui être fatale, n'étant pas bien dans ce moment.

FRITZ. Il faut donc qu'elle l'ignore. Je viendrai de bonne heure à Zeltheim sur le

rivage, et vous me donnerez devant elle quelque ordre de travail qui doive me retenir dehors toute la matinée; j'attendrai cette chaloupe et ce capitaine; je lui dirai que ma bonne mère est malade, que son pied est disloqué, sa jambe cassée, et qu'il peut s'en retourner comme il est venu.

LE PÈRE. Tu parles sans réfléchir, mon ami; je t'ai dit que ce vaisseau avait, comme le nôtre, souffert d'une tempête, qu'il était endommagé, et qu'il avait besoin de réparation et de se ravitailler: ne ferionsnous pas pour nos frères ce que nous aurions voulu qu'on fît pour nous dans notre dé. tresse? N'as-tu pas lu et relu cette règle d'or donnée par notre divin maître? Fais à ton prochain ce que tu voudrais qui te fût fait à toi-même. Notre devoir est donc nonseulement de recevoir et de garder le capitaine Johnson et tout son équipage dans notre île, aussi long-temps qu'il aura besoin d'y rester, mais de l'aider de tout notre pouvoir à remettre son bâtiment en bon état.

FRITZ. Et nous ne sommes pas novices dans

ce genre de travail. Avez-vous montré au lieutenant notre belle pinasse et notre canot? Il a dû voir que nous sommes de bons ouvriers. Mais j'éprouve une inquiétude : un grand vaisseau pourra-t-il entrer dans notre petite baie du Salut?

LE PÈRE. Non, mon ami, je ne le crois pas: il n'y a pas assez d'eau ; l'entrée est trop resserrée, et trop entourée de récifs et de rochers; mais nous montrerons au capitaine la grande baie à l'autre bout de l'île, formée par le promontoire de l'Espoir trompé ; il lui sera facile de longer notre île avec son bâtiment et d'y arriver de ce côté. Il trouvera là une belle place de débarquement et un beau chantier.

FRITZ. Et il pourra loger à Waldeg avec son lieutenant et quelques officiers, et tous les jours nous viendrons leur aider à raccommoder leur vaisseau.

LE PÈRE. Fort bien; et quand ce travail sera fini, pour notre récompense il nous donnera place dans le vaisseau, ou du moins

à quelqu'un de nous , pour Europe.

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retourner en

FRITZ. Retourner en Europe! abandonner notre belle demeure d'hiver de Zeltheim, et notre charmant château d'été de Falkenhorst, nos belles et bonnes bêtes, nos cristaux de sel nos métairies, tant de richesses qui sont à nous, que personne ne nous dispute ou ne nous envie, pour retourner en Europe et y trouver la pauvreté, la guerre, les méchans soldats qui nous ont forcés à partir! et, grâces leur en soient rendues, nous sommes bien plus heureux ici que nous n'aurions jamais pu l'être ailleurs. Il ne nous manque rien. Mon père, pourriez-vous consentir à quitter notre chère île?

LE PÈRE. Elle m'est bien chère aussi, je t'assure, et je ne la quitterais pas sans de vifs regrets, mais...

FRITZ. Mais quoi, mon père? il n'y a point à balancer, nous voulons tous rester ici tous ensemble, ne jamais nous séparer. Je suis bien sûr que mes frères diront comme moi;

et maman qui craint tant la mer ! nous laisserons repartir le capitaine sans qu'aucun de nous soit tenté de le suivre. Ne sais-je pas qu'en Europe les enfans d'une famille pauvre et nombreuse se dispersent de tous côtés pour chercher fortune, comme on dit; et voyez le beau plaisir, quand même ils trouveraient cette fortune, qu'on ne trouve pas toujours, s'ils devenaient étrangers les uns aux autres. Autant vaudrait n'avoir point de parens, s'il faut se séparer d'eux : non, non, mon père, point d'Europe! Ici notre fortune est toute faite ; nous n'avons pas besoin de cet argent qui cause, dit-on tous les malheurs et toutes les disputes; et, si vous m'en croyez, vous donnerez à ce capitaine tout celui que nous avons trouvé dans la chambre du nôtre; il le rendra à ses parens, s'il en a ou le gardera pour lui : nous n'en avons que faire ici, et puisque nous sommes heureux sans or et sans argent, ne serions-nous pas fous d'aller en Europe en chercher ou en manquer ? »

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Jamais je n'avais vu mon aîné ni si animé

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