Images de page
PDF
ePub

jusqu'à la témérité, bravant tous les dangers, et n'ayant ni la force ni l'expérience nécessaires pour s'en garantir, je le voyais s'élancer le premier dans le ruisseau, glisser, tomber, entraîné par le courant, assez rapide à cette place, et son frère ne pouvant le secourir dans l'obscurité, et n'osant pas revenir sans lui auprès de nous. D'autres fois mon imagination me les représentait se hasardant tous deux dans mon canot, pour aller au secours de la chaloupe ou du vaisseau qu'ils avaient peut-être vu en détresse, et chaque vague que j'entendais se briser contre les récifs me paraissait celle qui devait submerger leur frêle embarcation. Ah! combien le cœur d'un père est sujet à s'alarmer, et que le mien souffrait pendant cette longue attente! Que de réflexions amères et douloureuses sur notre situation isolée, sur les dangers de toute espèce dont nous étions entourés. Jusqu'alors tout nous avait si bien réussi, tout avait été pour nous si facile et si prospère, que l'idée du mal et du danger s'était

à peine offerte à ma pensée; mais tout a son tour dans la vie, et celui du malheur me semblait arrivé pour nous. Que de tourmens , que d'anxiété depuis vingt-quatre heures ; et sûrement ils ne sont pas près de finir ! De minute en minute la tempête augmentait de violence, et devint enfin un véritable ouragan. Si notre arbre avait été moins immense, il aurait pu être renversé, et j'en avais toute la crainte; j'en entendais tomber à chaque instant autour du mien: heureusement les branches étaient si épaisses et si entrelacées au-dessus de nous, que le vent, quelque terrible qu'il fût, ne pouvait y pénétrer; peut-être aussi que les poutres et les planchers dont notre demeure était composée, retenus à l'arbre par de grands clous et des crampons de fer, contribuaient à le fortifier; mais ce qu'il y a de bien sûr encore, c'est qu'un Dieu puissant et miséricordieux veillait sur nous, et nous préserva de la destruction. Prosterné devant lui, je l'invoquai pendant cette nuit la plus terrible, la plus

affreuse dont on puisse se faire une idée ! Qu'on se représente, s'il est possible, ma situation perché à plus de quarante pieds de hauteur, sur un arbre dont j'attendais la chute d'un moment à l'autre, et qui renfermait trois êtres chéris, hors d'état de m'aider et de s'aider eux-mêmes, deux estropiés et le troisième encore enfant, deux autres fils en butte aux élémens déchaînés, privés déjà peut-être de la vie, et moi, moi leur père, ne pouvant aller à leur secours et m'assurer au moins qu'ils existaient ! Ma femme, toujours sous l'influence des gouttes narcotiques que je lui avais fait prendre, se réveillait cependant à demi, de temps en temps, lorsque quelque éclat de la tempête se faisait entendre, et me glaçait de terreur. Elle m'appelait Qu'est-ce cela ?

[ocr errors]

alors avec effroi : "C qu'arrive-t-il?» Je cherchais à la calmer, et j'y réussissais facilement; ses idées étaient vagues, incohérentes; elle ne s'informait pas de ses enfans, qu'elle croyait tous auprès d'elle, les nommait au hasard,

et re

[ocr errors]

tombait endormie. François était couché auprès d'elle et ne se réveilla point; mais Ernest ne tarda pas à me donner une nouvelle inquiétude. Lorsqu'il sut que ses frères n'étaient pas revenus, et qu'il entendit l'affreux sifflement des vents, les torrens de pluie, le bruissement des vagues s'élevant comme des montagnes contre les falaises, le roulement du tonnerre, je crus que le flegmatique Ernest deviendrait fou de désespoir; tout son égoïsme, toute sa paresse avaient disparu. « Je veux aller chercher mes frères, me disait-il, dussé-je périr avec eux ! C'est pour moi, pour chercher ces maudits karatas, qu'ils sont allés s'exposer à ce danger: je veux, je dois le partager avec eux;» et sans s'embarrasser de sa main brûlée, dont il arracha l'appareil, il voulait sortir. Je fusobligé de le retenir de force, et de faire parler aussi l'autorité paternelle; je le lui défendis positivement; et pour lui ôter au moins le remords d'être la seule cause du danger de Fritz et de Jack, je lui racontai l'histoire de la chaloupe et du vaisseau, qu'il igno

rait encore, et j'y gagnai d'occuper quelques instans son attention. Je lui dis qu'ils avaient montré un grand désir d'aller à Zeltheim, voir si l'on n'apercevait aucune trace des malheureux marins et de leurs bâtimens exposés sur cette mer en furie... «Et Fritz aussi y est exposé!s'écria Ernest, je le connais, il voudra tout braver; je parie qu'il est en ce moment dans le canot, luttant contre les vagues!

-Et Jack, mon pauvre Jack! m'écriai-je à mon tour douloureusement.

- Non, non, mon père, me dit Ernest, fâché de m'avoir alarmé, soyez tranquille, Fritz n'aura pas été aussi imprudent; il aura laissé Jack dans notre maison du rocher; lui-même, ne pouvant tenir la mer dans notre canot, y sera rentré; ils attendent là sûrement que l'orage se calme un peu pour revenir. De grâce, mon père, permettezmoi d'y aller ; je connais le chemin d'ici à Zeltheim comme cette chambre, que voulezvous qu'il m'arrive? d'être un peu mouillé, vous m'ayez ordonné l'eau froide sur ma brûlure, cela la guérira. »

« PrécédentContinuer »