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vous donc oublié que, le matin même, vous aviez donné l'ordre écrit à un commandant de la 12 légion de distribuer au Peuple des vivres en nature (1), tant il était aux abois, ce peuple infortuné! Et M. Arago, quelle ne dut pas être son émotion, lorsque, arrivé à la rue Soufflot, avec fantassins, cavaliers et canons, il vit venir à lui, calme, intrépide et respectueux, un de ceux qui allaient mourir, et qui lui dit : « Monsieur Arago, vous êtes un brave homme et nous sommes pleins de déférence pour vous; mais vous n'avez jamais eu faim ! »>

Qu'on n'aille pas croire, du reste, d'après cela, que l'insurrection de juin fut conseillée par les seuls besoins du corps et ne se rapporta qu'à l'action de mobiles grossiers. Outre qu'il n'y a rien de grossier dans le désir, si naturel et si légitime, d'exister par le travail, jamais peuple ne déploya d'une manière plus frappante que le peuple de France le pouvoir d'endurer la souffrance physique au service d'une grande cause morale. La première Révolution l'avait prouvé ; et les trois mois qui suivirent la Révolution de février montrèrent bien que, sous ce rapport, les enfants étaient dignes de leurs pères. La démonstration du mois de mai en faveur de la Pologne, quelque funestes qu'aient été ses conséquences, restera comme un souvenir immortel du désintéressement des sympathies populaires; et la dissolution des Ateliers nationaux n'eût pas abouti à la guerre civile, si elle n'eût fait partie d'un ensemble de mesures et appartenu à un ordre d'idées qui violaient le principe de la justice. L'ouvrier ne s'arma point au nom de ses souffrances personnelles; il s'arma parce qu'il souffrait dans son vieux père, dans sa femme, dans ses enfants, dans ses camarades. Il protesta contre le maintien de la misère, non-seulement parce qu'elle torture le corps, mais parce qu'elle opprime l'âme. C'est tous les droits de l'homme qu'il défendit, au prix de son sang, dans celui qui les renferme tous le droit à la vie!

(1) Ce commandant était M. Dupont, le professeur, à qui j'ai entendu raconter le fait.

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME

L'OSTRACISME

Quels étaient, après juin, les maîtres de la situation. - Nomination d'une Commission parlementaire, chargée de faire une enquête sur les événements de mai et de juin. Déposition du garde national Watrin sur ma soi-disant présence à l'hôtel de ville, le 15 mai.-Cette déposition est démentie par l'unanimité des témoignages et par l'évidence même des faits. Rapport de M. Bauchart, au nom de la Commission d'enquête. · Mes discours du Luxembourg y sont falsifiés et incriminés. Le sténographe officiel de lord Normanby. · Oubli de Sa Seigneurie, qui me reproche une doctrine que Macaulay a professée. -La majorité de l'Assemblée nous empêche, M. Caussidière et moi, de repousser immédiatement les calomnies du rapport.- Ligue formée contre nous entre les chefs de parti. Séance du 25 août : discussion du rapport. Ma défense. - Attitude de la droite pendant mon discours. Défense de M. Caussidière. - Introduction soudaine d'une demande en autorisation de poursuites contre M. Caussidière et contre moi. Protestations de MM. Flocon et Théodore Bac. Le procureur général et le chef du pouvoir exécutif demandent qu'une décision soit prise séance tenante. L'Assemblée se déjuge à mon égard. - Offre généreuse de M. d'Aragon. Départ pour Londres. - Épisode en chemin de fer. - Création d'un tribunal exceptionnel pour juger les accusés de mai et de juin. - Je refuse de comparaître devant lui. Lettre aux journaux, explicative de mon refus. Godefroy Cavaignac; souvenirs.

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A partir du mois de juin, la contre-révolution fit divorce avec toute pratique souterraine et déploya audacieusement son drapeau.

Soumise à la majorité parlementaire, la dictature du général Cavaignac n'avait été que nominale et n'avait duré qu'un jour : les vrais maîtres de la situation furent MM. Thiers, de Falloux, de Montalembert, Odilon Barrot, Berryer, des royalistes. De la République, il ne resta que le mot; et cela même était un malheur, parce qu'on la rendit responsable des attentats qu'en son nom ses plus mortels ennemis commirent contre la liberté.

Le lendemain d'événements aussi désastreux, des hommes qui auraient aimé leur pays d'un amour élevé n'auraient eu qu'une préoccupation guérir la grande blessure ouverte à ses flancs. Mais, loin de là, les vainqueurs mirent je ne sais quel soin cruel à élargir, à envenimer la plaie saignante. Il y avait dans l'Assemblée certains personnages dont la présence leur était importune, et, pour les écraser, ils se hâtèrent de mettre à profit le bouillonnement des passions déchaînées par la lutte. Telle fut l'origine de la fameuse Commission d'enquête, qui, tout d'abord, résolut de se défaire de M. Caussidière et de moi, et qui, dans ce but, rattacha l'insurrection de juin à l'envahissement de l'Assemblée le 15 mai. En ce qui me concernait, la difficulté n'était pas médiocre; car je me trouvais protégé contre l'Assemblée par un vote antérieur de l'Assemblée elle-même. Comment obtenir d'elle qu'elle me déclarât aujourd'hui coupable d'un fait dont elle m'avait déjà déclaré innocent? N'importe ! on ne désespéra pas de l'amener à se déjuger, sous l'empire de la colère et d'un reste de peur.

En attendant, la presse réactionnaire continuait à me poursuivre avec un acharnement sans exemple. Le mépris que m'inspira tant de rage était tel, que je m'abstins de répondre aux libellistes à la suite. Mais, comme le Journal des Débats avait apporté dans son opposition au Gouvernement provisoire de la modération et de la dignité, j'adressai à cette feuille, le 17 juillet 1848, une lettre qui à des attaques sans pudeur opposait des textes sans réplique.

La Commission d'enquête fit de la procédure, sous la présidence de M. Odilon Barrot. Le rapporteur fut un de ces agents en sous-ordre que l'armée des victorieux est toujours sûre de trouver blotti dans ses bagages. Il est aujourd'hui bonapartiste. Son nom était Bauchart. Si l'on veut savoir jusqu'où peut descendre

la médiocrité au service du mensonge, on n'a qu'à lire le rapport de cet homme.

M'impliquer dans l'insurrection de juin était impossible, et cependant je me demande avec surprise pourquoi on ne l'essaya point. D'un autre côté, on ne pouvait m'imputer le 15 mai, sans revenir sur une décision formelle de l'Assemblée. Voici donc ce qu'on imagina.

Il y avait à Paris un certain Watrin qui, en racontant les prétendus services par lui rendus à la cause de l'ordre le 15 mai, laissa échapper qu'il m'avait vu à l'hôtel de ville. Cette mensongère vanterie fut, pour la Commission d'enquête, un coup de fortune. Or, on va juger de ce que valait le témoignage de ce malheureux, par l'extrait suivant du procès de Bourges :

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« LE CITOYEN WATRIN. Dans la journée du 15 mai, j'étais de service avec le 2e bataillon de la 6a légion, commandant Lescouvé. Je pénétrai dans l'hôtel de ville peu de temps après la distribution des papiers que les factieux jetaient par les fenêtres ; cette distribution pouvait même se continuer encore. J'ignorais, au milieu du tumulte, où se trouvait le bataillon; mais, ayant bien remarqué les fenêtres d'où partaient les papiers, j'avais promptement monté l'escalier, pour arriver à la pièce où se trouvaient les distributeurs. J'avais fini par être seul, les gardes nationaux qui montaient avec moi ayant pris une autre direction. J'ouvris une porte qui était précisément celle où étaient réunis un certain nombre d'individus, les uns écrivant, les autres aux fenêtres. Ayant reconnu que je n'étais suivi par personne, je me suis borné, après avoir ouvert la porte, à faire entendre le cri de « Vive l'Assemblée nationale! » Puis, refermant cette porte aussitôt, je suis descendu pour chercher du renfort. Pendant le court instant où j'ai plongé les yeux sur la réunion d'hommes qui se trouvaient là, un seul a été reconnu par moi, ou, du moins, je crois avoir reconnu Louis Blanc...

» ALBERT, se levant. Je jure sur l'honneur que Louis Blanc n'a pas pénétré à l'hôtel de ville le 15 mai.

» LE CITOYEN WATRIN. - Il était du nombre de ceux qui

étaient assis. C'est la seule figure qui m'ait un peu frappé, et que j'ai pour cela même un peu fixée (sic).

» D. » R.

--

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Connaissiez-vous Louis Blanc avant le 15 mai?

Je ne le connaissais pas de vue; mais je l'avais aperçu une fois d'un peu loin.

>> D. Êtes-vous bien sûr d'avoir vu Louis Blanc à l'hôtel

de ville?

» R.

>> D.

» R.

-

Je crois bien l'avoir vu.

- Comment êtes-vous entré dans la salle?

Je ne suis pas précisément entré; je tenais la porte

entr'ouverte.

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>> LE CITOYEN BARBÈS. · - Mais le témoin n'a pas pu arriver à la porte; deux hommes la gardaient; nous eussions été prévenus tout de suite. D'ailleurs, la pièce où nous étions était composée de deux compartiments, et il n'eût pu nous apercevoir...

» LE TÉMOIN. —Depuis ma déposition, on a beaucoup fait, mais inutilement, pour me la faire modifier. Il est vrai qu'une personne est venue me dire qu'il y avait un employé qui ressemblait beaucoup à Louis Blanc (sensation). Comme je ne voyais pas bien clair, il peut se faire que je me sois trompé ! »

En vérité, je suis honteux pour mon pays d'avoir à constater que c'est un témoignage de cette espèce qui m'a il y a déjà dix ans de cela ! · envoyé en exil. Il est vrai que ceci était le crime allégué aux yeux de mes persécuteurs, mon vrai crime était d'avoir servi la cause des damnés de ce monde. A ce point de vue, nul doute que je ne fusse coupable; et, comme je veux rester coupable, mon expiation est encore trop douce.

Ajouterai-je que la déposition de cet homme, qui ne me connaissait pas de vue, qui m'avait aperçu une fois d'un peu loin, qui crut me reconnaître à travers une porte entr'ouverte et aussitôt refermée, qui ne voyait pas bien clair, et qui put se tromper, fut le seul, absolument le seul prétexte dont il fut possible à la Commission d'enquête de s'armer contre moi? Ajouterai-je que des milliers de témoins de toute condition et de toute opinion, et ceux qui avaient envahi l'hôtel de ville, et ceux qui étaient chargés de

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