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CONCLUSION

Ici se termine le récit des événements auxquels j'ai été mêlé. En retrouvant, le long de ces rudes sentiers, la trace de mes pas, j'ai veillé à ce que mes sentiments ne parlassent pas plus haut que ma raison. Si quelque parole amère m'est échappée, qu'on n'y voie que l'involontaire reflet de mes émotions passées. Une infortune prolongée m'a appris à espérer avec patience. Ma blessure, après avoir saigné si longtemps, est fermée à demi. Aussi vigoureusement que jamais, je hais la violence et l'injustice; mais, écarté durant tant d'années de la scène orageuse des luttes politiques, j'en suis venu à juger mes ennemis avec plus de sérénité, et à discerner plus clairement dans leur conduite la part qui revient aux préju– gés, à l'ignorance, à l'impulsion du moment, que dis-je! à des motifs jugés honorables, l'esprit humain ayant une merveilleuse aptitude à se tromper sur la véritable nature de ses mobiles.

Et puis ce que j'ai pu souffrir est si peu de chose, comparé à ce qu'ont souffert tant de victimes de nos discordes ! Ceux-là mêmes qui abusèrent, contre nous, de leur triomphe d'un jour, ont-ils évité le châtiment de leurs actes? Non. Les persécuteurs ont été persécutés; les proscripteurs ont été proscrits; les hommes qui

nous avaient foulés aux pieds, sous prétexte que la société devait être sauvée à tout prix, ont été, absolument sous le même prétexte, foulés aux pieds, à leur tour.

J'exposerai en quelques mots comment cela s'est fait, non par un vulgaire sentiment de satisfaction vindicative, mais parce qu'il résulte de là ce solennel enseignement qu'aucun parti n'est sûr, lorsqu'il viole les lois éternelles de la justice, qu'il ne sera pas, un jour, réduit à invoquer leur protection.

Parmi les diverses causes d'où est né le despotisme impérial, il en est une qui mérite d'être signalée plus particulièrement comme ayant exercé une influence désastreuse : c'est l'établissement de la ligue. connue sous le nom de rue de Poitiers. Cette ligue, composée de tous les chefs du parti réactionnaire, et au sujet de laquelle d'Orsay m'écrivait : « La rue de Poiters est le choléra de Paris, » ouvrit, lors de la présidence de Louis Bonaparte, une souscription ayant pour objet de sauver la société, et qui ne tarda pas à rapporter près de deux cent mille francs.

Or, tout l'argent provenant de cette souscription fut employé à imprimer et à répandre des libelles contre le socialisme. En ces pages remplies de venin et qu'on eut soin de distribuer gratis, de distribuer à profusion dans chaque ville, dans chaque village, et jusque dans les hameaux les plus reculés, quiconque était coupable du crime de désirer quelque amélioration profitable au Peuple, était baptisé communiste. Et être communiste, c'était soupirer après la loi agraire, bien que les communistes, au contraire, eussent adopté le principe de la grande culture; c'était vouloir la promiscuïté des sexes, bien que les communistes fussent pour l'institution du mariage (1); c'était pousser à la destruction du sentiment religieux, bien que les communistes eussent basé leur économie sociale sur la morale de l'Évangile (2); c'était ne respirer que violence, bien que, parmi les communistes, quelques-uns condamnassent, avec une exagération dangereuse,

(1) Cette institution n'eut jamais de plus zélé partisan que M. Cabet, qui, cela va sans dire, en fit un des piyots de sa colonie icarienne. (2) Voy. le livre de M. Cabet, intitulé le Vrai Christianisme.

tout recours à la force (1). Un des points de la doctrine communiste était que les enfants, après avoir passé leurs premières années sous l'aile maternelle, doivent être admis à jouir des bienfaits de l'éducation publique, et cela, aux frais de la société tout entière, une bonne éducation donnée à tous étant affaire d'intérêt général, autant et plus que le maintien d'une armée sur cette opinion fut greffée l'imputation monstrueuse que les communistes demandaient l'abolition de la famille. Ils avaient indiqué comme le résultat, encore éloigné mais désirable, des progrès de l'humanité, un ordre social dans lequel on mettrait à profit tous les avantages attachés au régime de l'association, tels que salles communes de réception, de récréation, de lecture, conformément à ce qui est pratiqué aujourd'hui même dans les établissements thermaux des

(1) M. Cabet, par exemple, qui repoussait, par principe, l'emploi de la force physique.

Comme on s'est étudié à faire du socialisme un épouvantail, et que le succès de cette manœuvre a rallié certaines gens au coup d'État, l'añecdote qui suit paraîtra, peut-être, digne de trouver place ici.

Un jour, je discutais avec Pierre Leroux, en présence de quelques amis communs, sur la légitimité de la guerre et de la résistance à l'oppression. Tout en reconnaissant que la guerre et les révoltes à main armée étaient des maux dont la suppression importait fort à l'humanité, je déclarai que, quant à moi, je les jugeais nécessaires, aussi longtemps que les causes d'oppression et de guerre existeraient. Là-dessus, Pierre Leroux soutint qu'il n'y avait que deux doctrines entre lesquelles il fallait que les penseurs, amis de l'humanité, se décidassent résolûment celle de Mahomet, qui combat le mal par des moyens qui en découlent, comme l'emploi de l'épée; et celle de Zoroastre, qui n'oppose au mal que le bien. La dernière, selon lui, était la seule vraiment effective, la seule qui conduisit droit au progrès. Je lui posai alors cette question : « Vous vous croyez certainement utile à vos semblables par vos écrits, vos discours, vos exemples. Eh bien, je suppose qu'attaqué à main armée, vous soyez placé dans l'alternative, ou de perdre la vie, ou de vous défendre contre un homme réputé par vous un monstre, un fléau de l'humanité, que feriez-vous ?» Il répondit sans hésiter : «< Ceci étant établi que je meurs pour la vérité, je me laisserais tuer, convaincu que, de tous les moyens de servir ma cause, nul ne saurait être plus efficace. De sorte que ce moyen, selon vous, serait...- Le martyre. » Et voilà le socialiste que lord Normanby, parlant de son élection à Paris, appelle un violent démagogue!

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T. II.

20.

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Pyrénées, dans certains grands hôtels de nos villes, dans les clubs de Londres, réserve faite pour chacun, bien entendu, de son indépendance, de sa personnalité, du choix de ses amis, de son intérieur, de son foyer de famille, sanctuaire inviolable: de là cette autre imputation que les communistes avaient en vue je ne sais quel immoral et hideux amalgame.

Par malheur, ce système de calomnies fut aidé par deux circonstances d'abord, la physionomie même du mot communisme, expression très-mal choisie, en ce qu'elle semblait effectivement impliquer une idée de promiscuïté, et qu'on eut le tort d'employer avant que le public eût eu le temps de connaître sa signification réelle; ensuite, le pouvoir considérable des accusateurs, rapproché des faibles ressources dont les accusés disposaient. Deux ou trois journaux, d'une circulation très-limitée, et quelques livres peu connus, voilà tout ce que les derniers eurent à opposer à une propagande de mensonge à faire frémir.

Le 15 septembre 1849, j'adressai de Londres, par la voie du journal que j'y rédigeais alors, la lettre suivante aux membres du Comité de la rue de Poitiers :

<< Messieurs,

>> Pour sauver le vieux monde, qui s'en va;

> Pour couper les ailes au socialisme;

>> Pour persuader aux martyrs de tant d'inégalités conventionnelles, qu'en leur prêchant l'égalité on les mène dans le pays des songes;

>> Pour donner aux misérables leur misère à adorer;

>> Pour faire savoir aux pauvres que la pauvreté est de commandement divin et d'essence immortelle;

>> Pour prouver qu'on ne doit à personne la certitude d'avoir du pain en le gagnant,... et prouver cela à des affamés;

>> Pour montrer aux ouvriers de la ville, esclaves du salaire, et aux cultivateurs de la campagne, serfs de l'usure, l'idole du capital sur l'autel, et crier de manière à être entendu de la France entière « A genoux! »

>> Pour orner enfin de bandelettes le front des victimes du mal et leur recommander le culte des faux dieux en l'honneur desquels on les immole;...

>> Vous avez, messieurs, ouvert une liste de souscription; et, l'argent étant venu en toute hâte, à votre voix, défendre la domination de l'argent, vous avez recueilli 199,584 francs.

>> Faut-il vous l'avouer? Cette nouvelle nous a fait d'abord tressaillir de joie, nous contre qui allait être conduite cette grande croisade. La discussion ne tue que l'erreur; et, comme nous sommes sûrs d'avoir pour nous la vérité, il ne pouvait nous déplaire de vous voir, à vos frais, agrandir le champ de bataille et généraliser le combat.

» D'ailleurs, portés naturellement à nous respecter dans nos adversaires, nous comptions sur la probité de vos répugnances, sur la loyauté de vos terreurs et de vos haines. Nous nous promettions d'avance qu'en nous accusant vous prendriez souci de justifier vos accusations; qu'en nous réfutant, vous nous citeriez ; en avez-vous agi de la sorte?

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>> J'ai sous les yeux votre compte rendu. Il en résulte que vous avez fait composer trente et une brochures imprimées à deux millions 500,000 exemplaires. Voilà, certes, une publicité formidable, et, pour peu que la raison soit de votre côté, c'en est fait à l'heure où je parle, le socialisme est mort!

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>> Mais voyons un peu ce que disent ces brochures? J'ouvre, et je lis; car nous autres, socialistes, nous n'inventons rien : nous prouvons, et, quand il nous arrive d'attaquer, nous nous croyons tenus de citer.

<< Je ne sais vraiment pas où ces gens-là ont la tête, ni à quoi ils » songent, pour venir nous conter de semblables sottises. Il faut >> qu'ils nous croient bien bêtes, bien ignorants ou bien corrom» pus. Eux qui n'ont rien à perdre, rien à ménager, et qui ne » peuvent que gagner au désordre, ils font leur métier d'anar» chistes et de bandits; cela se conçoit. Ils voudraient pouvoir >> voler et piller tout le monde. Ils ne respectent rien, pas plus le >> passé que le présent, pas plus ce qui a été que ce qui est. Ils ne

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