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plus tard la sentence fatale qui l'envoyait mourir à Sainte-Hélène. Il a partagé l'Allemagne avec son épée, donnant une couronne à celui-ci, enlevant une couronne à celui-là. C'est peu de chose en vérité, si l'on se rappelle que la carte politique de l'Allemagne a été, depuis, entièrement remaniée.

Qu'a donc fait Napoléon en Allemagne? Ce qu'il n'avait pas songé à y faire: il a fondé la démocratie.

Mais c'est en Espagne surtout que paraissent ces jeux de la fortune qui ont si singulièrement donné le change au génie de Napoléon.

Vous souvient-il de ces paroles sévères de Chateaubriand: «II n'est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu'on est tout-puissant et qu'on n'a pas de parterre à tromper: rien ne sied moins à la force que l'intrigue. Napoléon n'était point en péril, il pouvait être franchement injuste: il ne lui en aurait pas plus coûté de prendre l'Espagne que de la voler? » Il essaya de la voler, cependant, et il le fallait pour l'accomplissement de ces desseins suprêmes que Napoléon servit sans les comprendre. L'Espagne se leva indignée, frémissante. La haine universelle qu'alluma le guet-apens de Bayonne fut le lien mystérieux qui rapprocha tant de provinces désunies. C'était l'ancien fédéralisme qui succombait. Quel prodigieux enchaînement de faits! Partout où cet homme étonnant se présente, sa présence porte atteinte à un mauvais principe. Et ce n'est pas sa volonté qui opère ces merveilles; elles résultent, au contraire, de la nécessité de résister à ses vues envahissantes, à ses passions, tantôt sublimes, tantôt vulgaires! Depuis le règne de Philippe II jusqu'à celui de Philippe V, les Cortès d'Espagne s'étaient montrées muettes ou avilies. Depuis Philippe V jusqu'à l'invasion de la Péninsule par Napoléon, les Cortès avaient à peine donné signe de vie. On les avait dérisoirement consultées lors du couronnement de Ferdinand VI ; de la jura de Charles III comme prince des Asturies; de celle de Ferdinand VII: on eût dit d'une institution irrévocablement frappée de mort. Mais Napoléon entre en Espagne: tout change de face. Les juntes de défense et de désarmement s'improvisent; bientôt elles se fondent dans une junte centrale qui, au milieu des

dangers de la guerre, déploie toute la majesté du sénat romain. Poursuivie de poste en poste par l'ennemi victorieux, cette junte lègue ses pouvoirs à des Cortès générales, issues, à peu de chose près, du suffrage universel, et ce qui reste en Espagne de l'invasion des Français, c'est la constitution démocratique de 1812, constitution qui plus tard sera méconnue, violée par un roi parjure, mais servira de drapeau à toutes les révolutions de l'Espagne moderne.

Pour suivre jusqu'au bout le développement de la même idée, je pourrais montrer Napoléon jetant en Égypte les fondements d'une société nouvelle, et préparant l'Italie, par l'unité des lois civiles, à l'unité du gouvernement. Mais ces détails m'entraîneraient trop loin. Je crois en avoir dit assez pour prouver que Napoléon n'a rien laissé de ce qu'il voulait établir, et a laissé beaucoup de choses qu'il n'eut jamais l'intention de fonder.

Napoléon était donc l'homme de la fatalité par excellence; il le savait bien lui-même. Il portait dans son cœur je ne sais quelle voix pénétrante qui l'avertissait de toutes les phases de cette fortune si éclatante et si diverse. On a remarqué que, dans ses premières campagnes, il n'avait jamais songé, en marchant au comat, à s'assurer quelques moyens de retraite en cas de revers. Sa confiance en lui-même était immense alors, presque aussi grande que son génie. Mais elle alla s'affaiblissant de jour en jour, à mesure qu'il avançait dans sa carrière. Qu'on l'étudie pendant les CentJours son front est devenu soucieux; il passe une revue au Champ de Mars, et il s'en retourne tout effrayé de la vue de ce Peuple qui pourtant l'idolâtre. Son génie hésite devant la franchise toute républicaine de Carnot; sa volonté plie devant les artifices connus de Fouché ; il a peur du bavardage de quelques bourgeois, lui qui, au 18 brumaire, faisait sauter la représentation nationale par les fenêtres, et il s'en va répétant avec amertune: « On ne reconnaît plus le vieux bras de l'empereur. » Pourquoi cette mélancolie si profonde? Pourquoi ce balancement d'idées si imprévu? Ne s'était-il pas vu entouré de plus grands périls? et la France, reconquise en vingt jours, ne devait-elle pas lui fournir une preuve suffisante de l'ascendant miraculeux qu'il exerçait sur la nation?

Ce n'était pas, d'ailleurs, son génie qui l'abandonnait: jamais il ne s'est montré plus grand capitaine que la veille de sa dernière défaite. Mais c'est que, dans ces pressentiments que n'ont point les hommes vulgaires, il voyait son étoile pâlir et son heure approcher. Chateaubriand a bien compris et bien rendu cette grande défaillance de cœur, lorsqu'il a dit dans sa touchante description de la bataille de Waterloo : « Quelques grenadiers blessés restent debout, appuyés sur leurs mousquets, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux, l'homme des batailles, assis à l'écart, écoutait, l'œil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre dans sa vie. »>

Préparer l'Europe à l'unité démocratique, au moyen de la guerre et par la diffusion du génie français, tel me paraît avoir été le rôle assigné à Napoléon dans l'histoire. Ce rôle, il l'a rempli doublement d'abord en répandant la France sur l'Europe par ses conquêtes, et surtout en amenant l'Europe en France par sa défaite. Livrée aux étrangers qui foulaient son sol, la France les a moralement et définitivement conquis. De telle sorte que notre œuvre cosmopolite s'est accomplie par nos revers, après avoir commencé par nos triomphes.

Napoléon, vaincu, a plus fortement agi sur le monde que Napoléon victorieux.

Telle a été l'œuvre historique de l'Empire. Mais qui ne sent qu'elle est aujourd'hui terminée ? Non, non, il n'est pas de main qui puisse désormais soulever la pierre de ce tombeau, cette pierre que Dieu semble avoir scellée lui-même. Napoléon pensait se survivre; il s'était dit, dans son orgueil : « Je fonderai une dynastie, » et il montrait son fils au monde. Or, ce fils pour lequel il créa tant de nobles, où est-il ?

Hélas! dans un caveau par la mort rétréci,
Un moine, en soupirant, répond: « Il est ici. »>
L'empire est étendu sous la pierre plombée;
Sa dernière lueur est avec lui tombée,

Et ceux qui le cherchaient dans leur vague désir
Entre deux grands cercueils n'ont plus rien à saisir.

T. II.

30.

Oui, une épitaphe! là est toute l'histoire de votre héritier direct, ô fondateur d'une dynastie qui ne devait pas mourir !

Un jour, deux hommes se rencontrèrent, dont l'un dit à l'autre : « Vous aurez la Turquie européenne et toutes les conquêtes que vos armées feront en Asie. Moi, je me rendrai maître de l'Espagne et du Portugal; je réunirai Rome et ses dépendances au royaume d'Italie; je passerai en Afrique; je m'emparerai de Tunis et d'Alger je posséderai Malte; j'envahirai l'Égypte; la Méditerranée ne reconnaîtra que mes voiles et les vôtres. Voilà qui est bien entendu vous prenez l'Orient et me laissez l'Occident. »

Depuis, l'empereur Alexandre est allé s'éteindre de langueur dans un pays sauvage, où on l'entendait répéter souvent : « Je tomberai au coin de quelque bois, au bord de quelque fossé, et l'on n'y pensera plus. » Comment l'autre empereur est mort et où il est mort... qui l'ignore?

Et voici qu'on vous dirait, monsieur : « Il faut refaire l'Empire ! » Mais c'est parce que la mission de Napoléon était épuisée, entièrement épuisée, qu'on l'a laissé mourir sur ce rocher où on l'apercevait, cependant, de toute la terre.

Est-ce l'œuvre de votre oncle avec la guerre qu'on veut? Il faut pour cela une autre Europe et un second demi-dieu.

Est-ce l'œuvre de votre oncle moins la guerre ? Mais c'est le despotisme moins la gloire; ce sont les grands seigneurs tout couverts de broderies moins les soldats tout couverts de cicatrices; ce sont les courtisans sur nos têtes moins le monde à nos pieds; c'est un grand nom moins un grand homme; c'est l'Empire moins l'empereur.

FIN

TABLE DES CHAPITRES

CHAPITRE SEIZIÈME

FAUSSE ALERTE

Réponse à des reproches insensés. - Appréciation historique de la journée du 17 mars. Ce que le Gouvernement avait à faire. Ce qu'il a fait. Avec quoi il l'a fait. Impression produite, par le 17 mars, sur les membres de la majorité du Conseil, et particulièrement sur M. de Lamartine. — Manifestation du 16 avril. · Ses causes et son caractère. — Elle est présentée, à l'avance, comme un complot communiste dirigé par MM. Cabet et Blanqui. Absurdité de cette fable. Répudiation de tous moyens violents par M. Cabet. - M. Blanqui en suspicion, alors, auprès de son propre parti. L'hôtel de ville est mis, néanmoins, en état de défense. M. Ledru-Rollin, circonvenu, fait battre le rappel de la garde nationale. - Inanité du complot ultérieurement prouvée par une enquête judiciaire. — Bruits inquiétants semés par les alarmistes. Arrivée des corporations sur la place de Grève. Leur indignation en voyant cette place hérissée de baïonnettes. - Mon discours aux délégués.- Défilé des corporations entre les rangs de la garde nationale. Rôle que joue, dans cette journée, une police occulte. Protestation des délégués contre les odieux soupçons auxquels leur démarche avait donné lieu. Attitude du Gouvernement provisoire après le 16 avril. — Entrevue secrète de M. de Lamartine avec M. Blanqui, la veille de la manifestation

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