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CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

INVASION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

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Composition de l'Assemblée nationale. Contingent des partis royalistes. Séance d'inauguration. - Accueil fait par la population aux membres du Gouvernement provisoire. Discours de Dupont (de l'Eure). Acclamation de la République par l'Assemblée, au dedans et au dehors de la salle de ses séances. -Décret déclarant que le Gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie. Nomination de la Commission exécutive. Albert et moi sommes écartés du gouvernement. Je propose à l'Assemblée la création d'un Ministère du Travail. -Cette proposition est repoussée. - Fête de la Concorde. Les délégués du Luxembourg refusent d'y assister. — Remise de la fête. La démission de Béranger, et ses causes. Situation critique des insurgés polonais. - Manifestation projetée en leur faveur. promoteurs du mouvement. - Huber. Le club de Barbès et celui de M. Cabet se prononcent contre la manifestation. M. Proudhon la déclare compromettante pour la liberté. - Ouverture de la séance du 15 mai. Arrivée des colonnes populaires devant le pont de la Concorde. Insuffisance des mesures prises pour protéger l'Assemblée. Les gardes mobiles livrent passage à la multitude.-Invasion de la salle des séances. Sollicitations réitérées qui me sont faites de parler à la foule. J'y cède, après avoir obtenu l'autorisation du bureau de l'Assemblée.-Mes allocutions au Peuple dans la salle et au dehors. Ovation inutilement combattue. · MM. Raspail, Blanqui,

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Barbès, à la tribune. - Huber prononce la dissolution de l'Assemblée. Évacuation de la salle.. Séance du soir. Violences dont je suis l'objet de la part de gardes nationaux. Les envahisseurs et lord Normanby.

L'ouverture de l'Assemblée nationale constituante, élue par le suffrage universel, eut lieu le 4 mai 1848. Le seul aspect de la salle disait assez quels changements s'étaient produits dans le court espace de deux mois. On se montrait, avec un sentiment mêlé de curiosité et d'émotion: M. Barbès, assis en face de ses juges de la veille, aujourd'hui ses collègues; le père Lacordaire, dans sa blanche robe de dominicain, coudoyant le ministre protestant M. Coquerel; l'auteur voltairien du Dieu des bonnes gens, Béranger, au milieu de prêtres devenus ses colégislateurs; un Breton portant la ceinture lilas de son pays, à côté de députés en habit noir; et des membres de l'Académie française siégeant entre un paysan et un ouvrier.

Ce qui sortirait de ce vague et mystérieux assemblage d'éléments si divers, nul ne le pouvait dire. La société resterait-elle dans les vieilles ornières, ou se frayerait-elle des routes nouvelles vers des horizons plus lumineux? La Révolution, commencée à la fin du siècle dernier, poursuivrait-elle tranquillement son invincible cours, ou bien, arrêtée une fois encore, romprait-elle ses digues, au risque d'une inondation universelle?

Une chose, en tout cas, semblait certaine, c'est que la République, comme forme de gouvernement, était fondée. Mais cela ne suffisait pas aux amis ardents du progrès. Ce qui les préoccupait, c'était bien moins la conquête d'un instrument politique nouveau que l'usage qu'on allait en faire. Or, la composition de l'Assemblée, en dépit de certaines apparences frappantes, leur causait une secrète inquiétude. Ils voyaient devant eux beaucoup de visages, bien connus. A l'exception de M. Thiers et de quelques autres, les partisans les plus actifs de l'ancien régime étaient là. MM. Berryer, Odilon Barrot, Dupin, Rémusat, Duvergier de Hauranne, Montalembert, etc., que de noms appartenant au passé ! A la vérité, les provinces n'étaient pas sans avoir fourni un

nombre considérable de républicains; mais, outre que ces derniers étaient, en général, pour un simple changement de forme politique, il y avait quelque chose de peu rassurant dans ce fait que, sur 900 membres, le parti légitimiste en réclamait 150, et le parti orléaniste 300.

Ainsi éclatait, dès l'abord, l'énorme faute que le Gouvernement provisoire avait commise en précipitant les élections. Le 4 mai, il n'y avait qu'à jeter les yeux sur les bancs de la droite, pour voir que le suffrage universel venait de transporter le pouvoir politique, de Paris aux provinces, de la partie la plus éclairée de la France à celle qui l'était le moins. Le premier effort du suffrage universel n'avait été que la victoire de districts ruraux, séjour de l'ignorance, sur une ville, rayonnant foyer de lumière. Les classes privilégiées allaient subjuguer les ouvriers au moyen des paysans, - le Peuple au moyen du Peuple!

Les membres du Gouvernement provisoire étaient convenus de se réunir à la Chancellerie, place Vendôme. C'est là qu'Albert et moi, nous trouvâmes nos collègues rassemblés, et c'est de là que, tous ensemble, nous nous rendîmes à l'Assemblée. La journée était magnifique. Le 5e régiment de lanciers, le 2e de dragons, le 11 d'infanterie légère, le 60° de ligne, la garde républicaine et la garde mobile bordaient une partie des boulevards, la place Vendôme, la rue de la Paix, la rue de Rivoli, et les approches du palais législatif. De nombreux détachements de garde nationale étaient venus, du fond de la province, à la suite de leurs représentants, pour fraterniser avec les légions de Paris, et une foule innombrable inondait les avenues de la place de la Révolution, en chantant la Marseillaise. Les membres du Gouvernement provisoire se dirigèrent vers l'ancien palais Bourbon, par la rue de la Paix, le boulevard et la place de la Concorde. Sur l'accueil qu'ils recurent de la population, il n'y a qu'une voix. Madame d'Agout le décrit en ces termes :

Précédés du commandant en chef de la garde nationale et de son état-major, ils marchaient tête nue entre deux officiers, l'épée à la main, et suivis de tous les maires et adjoints de Paris et de

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la banlieue. Une acclamation ininterrompue, partant à la fois de la foule pressée sur le passage du cortége, de toutes les fenêtres et de tous les toits des maisons, salua ces hommes au cœur intrépide, à l'âme douce, qui, sans faire un seul acte de despotisme, sans verser une goutte de sang, sans attenter à aucune liberté, avaient inauguré en France, dans les circonstances les plus critiques, le règne de la démocratie. Ce ne furent pas des applaudissements commandés, mais un mouvement spontané, unanime, de reconnaissance, à l'aspect imposant de ces premiers citoyens de la nouvelle République, qui venaient rendre à la représentation légale du Peuple le pouvoir qu'ils tenaient de son acclamation (1). »

Après avoir donné les mêmes détails, l'auteur d'une autre intéressante histoire de la Révolution de 1848 s'écrie: « Jamais gouvernement ne reçut ovation pareille (2)! »

Le canon des Invalides annonça l'arrivée du Gouvernement provisoire dans l'Assemblée. Lorsque le vénérable Dupont (de l'Eure) entra, appuyé d'un côté sur le bras de M. de Lamartine, et, de l'autre, sur le mien, l'Assemblée tout entière se leva d'un mouvement spontané, en poussant un grand cri de « Vive la République!» Les spectateurs le répétèrent; et aussitôt que la vive impression produite par ce transport fut calmée, M. Dupont (de l'Eure), montant à la tribune, lut d'une voix profondément émue un discours bref et simple, que terminaient ces mots : « Enfin, le moment est arrivé, pour le Gouvernement provisoire, de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la Révolution l'avait investi. Vous savez si, pour nous, cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées. Fidèles à notre origine et à nos convictions personnelles, nous n'avons pas hésité à proclamer la République naissante de février. Aujourd'hui, nous inaugurons

(1) Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stern, t. II, pp. 370-371. (2) Histoire de la Révolution de 1848, par M. Robin, t. II, p. 260.

les travaux de l'Assemblée nationale à ce cri, qui doit toujours la rallier Vive la République!»

En descendant de la tribune, M. Dupont (de l'Eure) fut reconduit à sa place, où Béranger l'attendait; et les deux nobles vieillards tombèrent dans les bras l'un de l'autre, au milieu de l'attendrissement général. De nouvelles acclamations ébranlèrent l'enceinte, acclamations passionnées de la part de ceux-ci, involontaires de la part de ceux-là, et qui recommencèrent à diverses reprises, dans le cours de la séance.

Vers le soir, le général Courtais, revêtu du grand uniforme de commandant en chef de la garde nationale, paraît soudain dans la salle, annonçant que la place de la Concorde, le pont qui conduit au palais, et toutes les avenues, regorgent de citoyens impatients d'unir leurs vœux à ceux de l'Assemblée. Aussitôt, cédant à une impulsion irrésistible, tous les membres s'élancent de leurs bancs, et vont se ranger sous le vestibule du palais, faisant face à la place de la Révolution. Quels mots pourraient peindre le caractère admirable et vraiment religieux de cette scène? C'était une douce journée de printemps, et le soleil à son déclin dorait de ses rayons d'adieu la plus belle partie de la ville la plus belle qui soit au monde. Au moment où les représentants du Peuple parurent sous le vestibule, le canon retentit; les drapeaux, les bannières de la garde nationale et de l'armée s'inclinèrent; la musique de chaque régiment fit entendre l'hymne sacré, la Marseillaise; et il monta vers le ciel une de ces clameurs puissantes qui, aux jeux olympiques, faisaient tomber morts les corbeaux dans le cirque. Ce fut une de ces heures suprêmes, trop courtes dans la vie des peuples, où les pensées s'unissent en un mystérieux embrassement; où les âmes s'appellent de loin et se répondent; où les hommes, un moment oublieux de leurs haines misérables, se sentent de la même famille, et, sur l'aile d'une même inspiration, remontent tous ensemble à la source éternelle de leur commune existence.

Quelques jours après, l'Assemblée, presque à l'unanimité, rendait le décret suivant :

« L'Assemblée nationale constituante reçoit des mains du Gou

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