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voix, qui est la sienne, pour nous donner le spectacle de la confusion des langues, M. Proudhon m'a reproché, comme une contradiction manifeste, d'avoir cru qu'une autorité dictatoriale était nécessaire, et de n'avoir pas profité de la manifestation du 17 mars pour renverser ceux de mes collègues pár qui cette autorité dictatoriale était repoussée.

Il y aurait eu effectivement contradiction ici entre ma pensée et ma conduite, si, d'une part, il eût suffi de porter la main sur la majorité du Conseil pour l'abattre sans tout embraser, et si, d'autre part, il m'eût été prouvé qu'en renversant la majorité du Conseil, j'aurais, eu égard aux circonstances, sauvé la République.

Or, même aujourd'hui, à la clarté de ce triste flambeau que les événements ultérieurs, et alors impossibles à prévoir, ont allumé, j'affirme que renverser, au 17 mars, la majorité du Gouvernement provisoire, c'eût été jouer sur une carte

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des milliers de têtes servant d'enjeu, les destinées de la République.

Et d'abord, s'il y a quelque chose de certain au monde, c'est que les causes déterminantes de la manifestation du 17 ́mars, dans l'esprit de l'immense foule qui la fit, furent celles que j'ai indiquées elle n'en eut pas d'autres. Prétendre, comme a fait M. Proudhon, que, pour le Peuple, l'éloignement des troupes signifiait l'impuissance du Gouvernement, c'est dire juste le contraire de la vérité. Loin de vouloir le Gouvernement mort, le Peuple le voulait actif, plein de vie; et sa préoccupation principale était de le pousser en avant. Si l'on demandait l'éloignement des troupes, c'était afin de rendre le pouvoir impuissant à faire le mal, mais non à faire le bien. Et moi aussi, je voulais l'éloignement des troupes, ce qui ne m'empêchait pas de crier : Hàtons-nous, hâtonsnous! Usons du pouvoir que le Peuple nous a confié pour féconder la situation, pour asseoir à jamais, par une initiative hardie, la République sur ses véritables bases! car gouverner avec des idées dispense de gouverner avec des soldats.

Pour qui juge les événements après coup et du fond de son cabinet, pour qui n'a pas à répondre de chacune de ses décisions devant son pays, devant l'histoire, devant son propre cœur, il est assurément fort commode de venir dire « J'aurais fait, moi,

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sauter mes collègues par les fenêtres de l'hôtel de ville, et, par là, je sauvais la Révolution! » Un instant, de grâce; pas si vite, et voyons un peu.

Est-ce que M. de Lamartine, qui eût été, dans ce cas, le premier homme à écarter, ne jouissait pas alors d'une popularité éclatante, non pas au sein de quelques clubs, il est vrai, mais parmi les masses? Est-ce que la présence dans le Gouvernement provisoire de M. Marie, de M. Garnier-Pagès, de M. Marrast, n'était pas le seul levier avec lequel nous parvenions à faire pencher, quoique péniblement, la bourgeoisie vers la République ? Est-ce que, le jour où les représentants de cette bourgeoisie auraient été violemment chassés de l'hôtel de ville, elle ne serait point passée de la crainte au désespoir? Est-ce qu'il est bien sûr que son désespoir n'eût pas été la guerre civile? Est-ce qu'il est bien sûr que la République serait allée loin, une fois les pieds dans le sang? A quoi bon en faire mystère? La plupart des départements, en février 1848, étaient encore monarchiques; ils avaient appris l'avénement de la République avec une sorte de stupeur; ils l'avaient reconnue plutôt qu'acclamée. Se figure-t-on quel eût été sur la province, ainsi disposée, l'effet de cette nouvelle : « La République, proclamée il y a quelques jours, est remise en question, et l'on se bat à Paris ? » Évidemment, la guerre civile, en de telles circonstances, eût été une épreuve mortelle.

Je sais que cette épreuve funeste, nous avons eu plus tard à la traverser. Mais n'oublions pas que ces terribles journées de juin, le 16 avril les porta dans ses flancs. Or, comment aurais-je pu prévoir que, par un malentendu à jamais déplorable, l'ordre de battre le rappel contre un second 17 mars partirait du ministère de l'intérieur ? Il importe, d'ailleurs, de remarquer que la bataille de juin ne s'est livrée qu'après le triomphe du suffrage universel, qu'après la reconnaissance officielle et solennelle de la République par l'Assemblée constituante. De sorte qu'au mois de juin, la guerre civile n'a eu pour résultat que de vaincre momentanément le socialisme, en dévoilant sa puissance, tandis qu'au mois de mars, la guerre civile aurait, selon toute apparence, étouffé dans son berceau la République elle-même.

Maintenant, plaçons-nous dans l'hypothèse la plus favorable; admettons que, le lendemain du renversement de la majorité, la bourgeoisie eût été contenue rien que par sa frayeur. Toujours est-il que le commerce aurait reçu le coup de grâce; que les capitaux, déjà trop prompts à se cacher, auraient pris la fuite de toutes parts; que les ateliers se seraient fermés de plus belle; qu'une perturbation générale, profonde, incalculable dans ses résultats, s'en serait suivie. Et la foule des affamés montait; elle montait comme la mer!... Aurait-il fallu opérer, pour dominer la crise, ce brutal déménagement de la société, qu'avec tant d'injustice M. Proudhon m'accuse d'avoir rêvé et qui lui fait horreur? Aurait-il fallu interner les capitaux par voie de décret, déclarer les frontières suspectes, faire fouiller les maisons, rétablir le maximum, porter la lampe au fond de chaque fortune, ressusciter la Terreur, et, en cas de résistance trop vive, relever l'échafaud que nous avions abattu?

Mais quoi ce n'est rien encore. Par quel gouvernement, au profit de quelles idées, avec quelle chance raisonnable de succès, tout cela se serait-il accompli? Ces places que le renversement de la majorité du Conseil aurait laissées vides, est-ce que, d'aventure, personne ne se présentait pour les remplir? Modifier une première fois le Gouvernement provisoire, n'était-ce pas encourager les ambitions rivales à le vouloir modifier une seconde fois, une troisième, et à tenir incessamment la brèche ouverte? Il n'est pas un seul homme du parti démocratique qui en soit à ignorer combien profondes étaient, à cette époque, les divisions entre plusieurs personnages dont les candidatures au pouvoir reposaient sur des titres presque également considérables: serait-on parvenu à s'entendre, et à s'entendre sans retard, la situation pressait, - à s'entendre le jour même, sur l'heure, devant la bourgeoisie troublée, devant le Peuple ému, au plus fort des passions tumultueusement soulevées, malgré les rivalités inévitables de club à club, au milieu de l'effroyable confusion produite par une contrefaçon de Fructidor?

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Oh! certes, ce n'est pas l'audace révolutionnaire qui me manque, lorsque je la crois féconde; je l'ai assez prouvé au Luxembourg,

et, pour peu qu'on en doute, on n'a qu'à interroger mes nombreux ennemis leur haine, à cet égard, m'a rendu justice! Mais remettre en question toute chose par un coup de main que ceux-ci m'auraient imputé à trahison et où ceux-là n'auraient vu que l'attentat d'une ambition en délire; prouver aux départements attentifs qu'on ne les avait pas trompés en leur faisant peur de l'instabilité orageuse de tout pouvoir républicain; courir, sans y être forcé par le fatum qui fit à Robespierre sa destinée, au-devant d'un autre 95, avec l'Empire pour dénoûment; mettre, enfin, mon pays au hasard des tempêtes, et renoncer à cette grande, à cette merveilleuse nouveauté: une révolution immense et calme... ah me reprocher d'avoir craint tout cela, c'est me reprocher de n'avoir pas été un insensé !

La vraie politique de la situation, la seule politique qui fût à la fois sage et forte, était celle que la minorité du Conseil adopta, et qui consistait à profiter de la secousse imprimée aux âmes vacillantes, pour faire, avec les membres de la majorité, et par eux, quoique malgré eux, la besogne révolutionnaire. Qu'on n'objecte pas la difficulté de l'entreprise : les faits répondent. N'avions-nous pas obtenu sucessivement la proclamation de la République, le suffrage universel, la reconnaissance formelle du droit au travail, l'établissement d'un système de propagande socialiste par le pouvoir? Or, à la lecture de chaque décret qui était un pas vers l'avenir, que disait la partie contre-révolutionnaire de la nation? Elle disait: « Il faut que ceci soit bien nécessaire, puisque la nécessité en est reconnue par des hommes tels que MM. Marrast et Marie. » En conséquence, elle se résignait, et la Révolution poursuivait sa route, traînant après elle, d'une main triomphante, ses ennemis silencieux.

Voilà pourquoi la journée du 17 mars fut un grand fait politique. Elle nous donnait, en opposition à la supériorité numérique de nos adversaires dans le Conseil, une autorité morale qui tendait à rendre la Révolution complétement maîtresse des affaires. Aussi n'est-il pas douteux pour moi que, sans le 16 avril, la face des choses était changée. Mais le 16 avril!... Qu'on se rappelle ce qui décida de la fortune de cette journée, et qu'on me

prouve qu'il était logiquement possible de prévoir pareil désastre!

Après cela, que penser de M. Proudhon, lorsque, sans rire, il appelle le 17 mars la réaction de Louis Blanc? De semblables puérilités sont au-dessous de toute critique : je ne m'y arrête pas. Le 17 mars a été l'ouvrage du Peuple. Silence aux calomniateurs! Quant aux conséquences du 17 mars, elles furent heureuses, décisives; et, à ce sujet, il faut répondre, une fois pour toutes, aux attaques chaque jour dirigées contre l'action du Gouvernement provisoire, et par les ennemis de la Révolution, et par ses faux amis.

Le sort qu'on est parvenu à faire à la République est bien lamentable, n'est-ce pas ? Les fondateurs de cette République indignement proscrits, l'intrigue et la trahison aux places d'honneur, le patriotisme au bagne, les lâches cachant les souillures de leur front sous leurs couronnes, des égorgeurs s'appelant des sauveurs, les fuyards d'hier hurlant la guerre civile pour demain, la faim raillée ou niée quand elle implore, et, quand elle s'irrite, menacée d'un coup d'épée, les partis, enfin, se mesurant des yeux et haletant sous la haine, tel est le spectacle qui se déroule à nos regards.

Eh bien, je prétends que là est justement le titre de gloire des vrais républicains à qui le Peuple, en février, confia la Révolution, non-seulement parce que cette situation terrible d'aujourd'hui a pris naissance le jour où ils ont été écartés du pouvoir, non-seulement parce qu'elle est l'œuvre de leurs plus cruels ennemis, mais encore parce qu'elle montre quels obstacles sans nombre l'ancien état de la société opposait au régime nouveau, et quels efforts heureux il a fallu pour arriver, malgré ces obstacles, à établir la République, à mettre en mouvement le suffrage universel, à sacrer le travail, à changer la devise de la France, et, dans l'espace de deux mois, à rapprocher d'un demi-siècle peut-` être l'avénement de la justice.

Je vois d'ici se récrier les détracteurs de la Révolution, j'entends d'ici leurs clameurs... A leur aise! ce n'est pas pour eux que j'écris. J'écris pour les clairvoyants et non pour les aveugles volontaires, pour ceux qui d'un pas résolu marchent vers le soleil levant et non pour ces fanatiques amants des ténèbres qui s'accrou

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