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vieille maîtresse et de l'Amour impossible, qui ne sont que des réimpressions. Mais ces œuvres de jeunesse ont subi, pour reparaître au jour, des remaniements et pour ainsi dire des épurations qui permettent de les considérer comme l'expression de la manière et du système de l'écrivain, dans la mesure nouvelle où il avoue l'une et l'autre. Quant à ceux qui voudront connaître ce système et cette manière dans leur pureté ou plutôt dans leur licence primitive, nous les renverrons à la première édition d'Une vieille maîtresse ou bien à l'analyse et aux extraits qui en ont été faits par M. Champfleury dans sa Gazette et aux critiques polies et spirituelles d'Hippolyte Rigault. Les passages les plus scabreux ou les plus excentriques ont heureusement disparu de l'édition nouvelle. Mais le ton général de tels livres n'a pu être tellement changé qu'il soit devenu possible d'en citer une page entière sans faire crier les gens de goût ou alarmer les moralistes.

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Toujours aux antipodes du naturel, M. Barbey d'Aurevilly se met particulièrement à la torture pour porter dans les descriptions la prétention et la recherche jusqu'à leur dernière limite. Il aime aussi à y jeter les premiers traits d'ébauches lascives qui s'achèvent d'elles-mêmes, quand il ne les achève pas, engager, à entortiller, comme il dit lui-même, la pensée et le désir dans des images provocatrices. Quand il présente ses héroïnes, même vêtues, ce sont toujours des académies qu'il a l'air de dessiner d'après nature. Même sous des voiles la beauté, pour lui, n'a pas de mystères. Qu'est-ce, si les voiles tombent? Voyezvous cette dame du monde << dans la plénitude et l'ubérté des contours,... étalant richement l'ampleur de sa beauté à réveiller le Turc le plus engourdi?» Voyez-vous son amant a boire à longs traits dans la coupe d'opale de ses épaules la cruelle ivresse des bonheurs non partagés? » Le voyezvous enlacer ses bras avides autour de ces genoux qui restent strictement unis, autour de ces flancs immobiles,

comme autour de l'autel d'airain de quelque divinité inexorable?» Mais j'ai tort de mêler au style étincelant de M. Barbey d'Aurevilly les vulgarités de ma prose. Je lui laisse la parole, ou plutôt le pinceau.

.... Au contour fuyant de la bouche, près des lèvres souriantes et humides, à l'origine des plus aristocratiques oreilles qui aient jamais bu à flots les flatteries et les adorations humaines, on voyait le duvet savoureux qui ombre d'une teinte blonde les fruits mûrs et qui donne soif à regarder. Du front, l'ambre qui colorait cette peau, blanche et mate autrefois, avait coulé jusqu'aux épaules que Bérangère aimait à faire sortir de l'échancrure d'une robe de velours noir, comme la lune d'une mer orageuse. On eût dit que ce dos vaste et nu, qui renvoyait si bien la lumière, avait brisé les liens impuissants du corsage; il se balançait avec une ondulation de serpent sur des reins d'une cambrure hardie, tandis qu'au-dessous des beautés enivrantes qui violaient, par l'énergie de leur moulure, l'asile sacré de la robe flottante, se perdait dans les molles pesanteurs du velours le reste de ce corps divin.

Quelles peintures et quel style! Je fais grâce du « mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable » et de la comparaison de « Léda attendant son cygne et se préparant à la volupté, » et je me dis: Quel bonheur pour la moralité publique que de tels livres soient écrits dans un tel jargon! La Providence, qui aime à mettre certaines choses dangereuses à l'abri de nos atteintes, a saus doute voulu que le public fût tenu à distance d'une pareille imagination par l'éblouissement des métaphores et que de telles évocations restassent à peu près inaccessibles derrière leur voile de fumée et d'étincelles. Voilà pourtant les modèles offerts par un écrivain qui a le renom d'un critique sévère1, et qui, il y a un an encore, fondait assez bruyamment, avec MM. Granier de Cassagnac et Escudier,

1. Comme critique, M. Barbey d'Aurevilly a des fulgurations et des rutilations de style auprès desquelles ses romans sont des modèles de naturel et de simplicité. Voy. ci-dessous, section IV, Critique littéraire.

le journal le Réveil, comme l'organe spécial de la saine littérature, c'est-à-dire, apparemment, du bon goût et de la morale!

Mais pressons le pas; car l'alphabet est long et la liste des romanciers nombreuse. M. Frédéric Béchard, qui publie les Existences déclassées1, paraît se préoccuper de l'enseignement moral que les livres d'imagination même doivent au lecteur. Il montre les ravages du vice et du crime parmi ces êtres qui n'ont pas de place dans la société, qui, sous les dehors du luxe, luttent contre la misère et en écoutent toutes les dangereuses suggestions. La Princesse de Ruolz est un des types les plus hardis de ces existences aventureuses, qui résument, par les plus mauvais côtés, l'excès de la civilisation moderne.

Ce sont aussi des êtres déclassés ou plutôt excentriques que le marquis de Belloy met en scène dans les Toqués2. Son livre n'est pas une étude d'aliéniste, mais d'un fantaisiste observateur. C'est une suite d'esquisses dont quelques-unes sont empruntées à l'histoire, les autres aux souvenirs personnels de l'auteur. Ce sont des portraits, on le reconnaît, sinon à la ressemblance avec les originaux absents, du moins à la vie et au mouvement qui semblent reproduits d'après nature. Des transitions quelquefois bizarres relient entre elles les anecdotes, dont se compose ce livre de fantaisie et d'humour, où l'esprit ne manque pas, mais où le naturel fait plus souvent défaut.

Nous sommes emportés bien loin des travers de notre société et des excès de notre civilisation par M. Alfred de Bréhat, dont les Filles du Boër3, sont des souvenirs du cap

1. Librairie nouvelle, in-12. 2. Michel Lévy frères, in-12. 3. Hachette et Cie, in-12.

de Bonne-Espérance. Les romans du capitaine Mayne-Read nous ont familiarisés avec les mœurs de ces courageux colons hollandais, avec leur existence aventureuse, avec leurs dangereuses chasses. M. de Bréhat nous fait pénétrer dans leur famille, à la suite d'un officier anglais qui s'éprend d'une des filles d'un Boër et l'épouse. Ce sont de vraies héroïnes que ces jeunes filles, et c'est au milieu des scènes les plus émouvantes que l'amour naît, se développe et reçoit son prix.

Les auteurs des Drames de la vie1, MM. Ed. Brisebarre et Eug. Nus, ne vont pas chercher leur théâtre et leurs sujets si loin. Le titre du livre et les noms des auteurs nous promettent quelques-uns de ces tableaux offerts d'ordinaire au public des théâtres du boulevard. Cette promesse n'est pas trompée. Les misères sociales et les vices qui les produisent ou qui en naissent, par une fatale réciprocité, voilà le sujet des Drames de la vie. Ici, une honnête famille de fermiers subit les premières atteintes du malheur, et le garçon de ferme profite de la maladie du maître pour lui prendre à la fois sa femme et son bien. Là, de pauvres filles appartenant aux classes ouvrières de Paris sont soumises à toutes les séductions du vice, au milieu des tentations de la faim. Ces tristes scènes sont esquissées avec une certaine vigueur, et, sans que les auteurs aient besoin de recourir à des déclamations trop faciles, elles portent avec elles leur enseignement.

1. Librairie nouvelle, 2 vol. in-12.

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C. M. Cénac-Moncaut, Mme de Chabrillan, MM. Champfleury, Claveau.

Nous sommes forcé de passer sous silence le roman historique de Cénac-Mopcaut, Mėdella ou la Gaule chrétienne1, qui n'est qu'une réimpression. La nouvelle édition de cette œuvre brillante et consciencieuse, qui procède à la fois de Chateaubriand, d'Augustin Thierry et de Walter Scott, est pour l'auteur une occasion de protester contre le roman actuel et le réalisme littéraire. Comme nous faisons l'histoire de la littérature actuelle et non celle de la Restauration, c'est de ce réalisme que nous avons le plus souvent à nous occuper.

Nous le trouverions, avec toute sa fougue, son exubérance, dans plusieurs anciens livres de la comtesse de Chabrillan. Mais aujourd'hui cette dame paraît disposée à modérer sa verve et à demander des succès moins bruyants à un genre de composition qui se recommande à la fois par la simplicité du style et la moralité des intentions. Sous ce titre singulier Est-il fou?? Mme de Chabrillan raconte l'histoire d'une jeune ouvrière orpheline que protégent de braves gens sans fortune eux-mêmes, mais doués d'un excellent cœur. Leur sollicitude préserve la jeune Laure de tous les périls d'une vie pauvre, laborieuse et dépendante. La pureté de ses mœurs échappe à toute souillure; mais une sensibilité trop délicate et sans proportion avec les rudes conditions de son existence, s'est développée en elle, et ses forces physiques la trahissent au milieu de la lutte. De semblables esquisses feront plus d'honneur à Mme de Chabrillan que ses anciens ouvrages.

1. Amyot.

2. Librairie nouvelle, in-12,

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