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talent délicat et pourtant puissant, par l'analyse de Misė Brun1. Nous le retrouvons tout entier, cette année, dans l'oncle César et dans le Cadet de Colobrières 2. Ce dernier roman, qui n'est qu'une réimpression, est le tableau d'une famille noble mais pauvre, habitant misérablement un château ruiné, antique théâtre de la splendeur de ses ancêtres. De nombreux enfants naissent de cette race encore féconde; mais, par raison de misère, tous les fils sont faits capucins et les filles religieuses. Une de ces dernières a échappé par la fuite à cette vocation forcée, et elle a épousé, au grand scandale de sa famille, un roturier, un marchand qui l'a rendue riche et heureuse. De touchantes amours rapprochent les rejetons des deux branches que séparent encore l'orgueil et la misère. Mais toutes les barrières tomberont, la Révolution aidant; le couvent rend ses proies, et les jours heureux renaissent au foyer de famille des Colobrières. Tout ce récit est intéressant, touchant, gracieux; il a, sans aucune fadeur, le charme des amours qui finissent bien.

L'oncle César est dans un autre ton: c'est une analyse de caractères jetée dans une peinture de la vie de province. On y trouve le portrait parfaitement étudié d'un vieil égoïste qui prolonge, à force de soins et d'art savant, le prestige brillant de la jeunesse, jusqu'à son arrière-saison. Tout à coup une passion déraisonnable, une passion de vieillard, vient ravager cette existence si bien conservée et, pour ainsi dire, momifiée dans les glaces de l'indifférence. Cette révolution est grosse de tempêtes et fait le malheur de deux êtres plus jeunes que la passion sépare et que rapproche le dévouement. On s'intéresse ici moins aux événements et aux personnages qu'à la reproduction des mœurs de la petite ville qui leur sert de théâtre.

1. Voy. t. I de l'Année littéraire, p. 107-108.

2. Librairie Hachette. Tous les deux in-18, 280 p. et 282 p.

L'oncle César, comparé au Cadet de Colobrières, prouve après la grâce, la souplesse et la variété du talent.

L'excentricité et le fantastique dans le roman ont plusieurs nuances et plusieurs sources d'inspiration. L'excentricité violente et le fantastique sombre ont trouvé, dans M. Henri Rivière, l'auteur de Pierrot et de Caïn1, un interprète très-original. Ici n'interviennent pas les êtres merveilleux de la légende; point de magie, point de puissances supérieures ou étrangères à l'homme, célestes ou infernales. Comme Edgar Poë, M. Henri Rivière ne met en jeu que les rêves du cerveau et les impressions de la conscience. Pierrot et Caïn sont deux études de psychologue et de physiologiste. La première histoire est celle d'un monomane, amateur de pantomime, qui, à peine échappé à la folie complète, y est ramené peu à peu par une passion malheureuse; il accomplit sur la scène même un acte d'épouvantable vengeance et meurt ensuite, en recouvrant la raison.

L'histoire de Cain est plus terrible encore. Un jeune officier de marine, dans un moment de jalouse ambition, a laissé mourir son ami d'enfance sans lui porter secours. Sa conscience lui reproche son crime. D'effroyables circonstances le lui rendent sans cesse présent. La fortune lui sourit; le monde lui fait accueil; il est porté rapidement aux plus hauts grades; il trouve une femme dans une noble famille; mais les plus affreuses tortures et morales et physiques le suivent partout. Son plus grand supplice est de contracter de jour en jour une ressemblance effrayante de visage avec le malheureux dont il s'accuse d'être le meurtrier. Enfin, après d'horribles luttes, il se fait sauter la tête d'un coup de pistolet, pour dérober à tous les regards la paralysie de la face dont il a été atteint, et

1. Librairie Hachette et Cie; in-18, 207 p.

que les médecins appellent la paralysie du remords. Il y a beaucoup de talent, à coup sûr, dans ce récit lugubre, l'un des plus sombres qui aient été écrits dans notre langue et que le génie français puisse comporter.

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S. Mme Sand, MM. Serret, P.-J. Stahl.

La grande et féconde romancière, à qui nous avons fait l'année dernière une si large place1, Mme Sand, réclamerait encore aujourd'hui beaucoup d'espace, si nous voulions rendre compte de tous les livres nouveaux qui sont venus grossir sa riche collection. Un seul, Jean de La Roche2, nous arrêtera quelques instants, et nous ne donnerons aux autres qu'une simple mention.

Jean de La Roche est un vrai roman, comme l'Homme de Neige, un roman romanesque, où l'imagination, l'aimable folle du logis, tient le haut bout, comme il convient dans ces sortes d'ouvrages: où la philosophie, appelée, à son heure et à son tour, par l'enchanteresse, n'occupe jamais le premier plan; où la morale n'est que l'esprit d'observation appliqué aux faits de la vie; où la nature est pittoresque, saisissante, tour à tour gracieuse et terrible; où l'homme plus grand et plus beau que la réalité, vit et meurt dans une région qui charme l'âme et la rafraîchit. Jean de La Roche est l'héritier d'un nom antique que ne soutient plus la fortune; mais il a en lui-même tout le prestige personnel de la vraie noblesse. Il rencontre dans une famille anglaise une admirable jeune fille tout à fait digne de lui. Le dévouement de cet ange à son père et à un jeune frère est un obstacle aux rêves de bonheur de

1. Voy. t. II, p. 83 et suiv.; p. 97 et suiv. 2. Librairie Hachette et Cie; in-18, p. 390.

Jean, qui, dans son désespoir, court au bout du monde, pour y chercher l'oubli. Il revient de ses lointains voyages, transformé, robuste, méconnaissable. Pour éprouver la belle miss, il se déguise en montagnard d'Auvergne et, sous le costume d'un guide, il la conduit avec sa famille au milieu de tous les abîmes et sur tous les pics du pays. Il vit de sa vie pendant des jours heureux et troublés. Il apprend enfin qu'il est toujours aimé, et, comme la jeune miss a accompli la plus grande partie de sa tâche de dévouement, ils peuvent reprendre leurs projets d'autrefois et répandre, par l'amour, le bonheur autour d'eux. Je renonce à rappeler les scènes ravissantes, les peintures tour à tour délicates et fortes que Mme Sand a prodiguées dans ce cadre si librement ouvert à l'imagination. Que de vérités de détail dans des situations agréablement invraisemblables! C'est un édifice fantastique construit avec les éléments mêmes de la réalité. Rarement l'auteur de tant de gracieuses idylles a déployé un charme aussi soutenu, autant de délicatesse et de fraîcheur.

Le volume de Jean de La Roche contient un chapitre préliminaire sur les clefs du roman, c'est-à-dire, sur la manie de chercher des personnages réels sous des êtres fictifs et de voir des allusions ou des révélations inconvenantes dans les œuvres de pure fantaisie. L'artiste compose avec son imagination et son cœur ; mais il emprunte malgré lui des éléments à ses souvenirs. La réalité revivra donc dans ses œuvres, comme l'individu dans l'espèce, comme le particulier dans le général. Des ressemblances inévitables entre des héros imaginaires et des hommes connus ne doivent pas faire croire à une copie. Ceci est une réfutation discrète des reproches d'indiscrétion autobiographique qu'on a tant prodigués à Mme Sand, l'année dernière, et dont nous avons assez entretenu nos lecteurs pour n'y plus revenir. Le second volume de roman échappé, en 1860, à cette plume brillante et facile, est peut-être plus fort de con

ception, mais il est d'une lecture moins agréable. Constance Verrier est, pour le cadre, une longue conversation entre trois femmes aussi différentes par le caractère que par la position sociale: une cantatrice italienne, la Mozelli, une coquette du grand monde, Mme d'Evereux, et une jeune fille douce et modeste, Mlle Constance Verrier. Le sujet de l'entretien est le thème inépuisable de l'amour et de ses suites dans la vie de la femme; chacune des belles causeuses envisage la question du point de vue de son caractère léger ou sérieux. Une action pourtant est jetée dans ce trio de causerie. Deux de ces dames, en contant leur vie, retrouvent l'une dans l'autre une rivale, et leur amant commun est le fiancé de la troisième. Mais l'amour pur l'emporte sur la passion d'aventure et ses intrigues, et le beau Raoul sera le plus épris et le plus dévoué des époux. Ne cherchez pas à mettre une semblable situation en harmonie avec la vraisemblance morale ou avec les convenances. Il ne faut y voir qu'une de ces brillantes variations exécutées sur des airs connus par un de nos premiers virtuoses de la plume et de l'analyse psychologique.

Mentionnons encore, par déférence pour le nom qui la signe, la simple nouvelle sous forme de lettres intitulée Flavie, que le luxe des dispositions typographiques a élevée aux dimensions d'un volume 2; mais nous dirons quelques mots de plus d'une relation purement descriptive présentée au public dans les mêmes conditions typographiques, sous le titre de Promenades autour d'un village. Dans tous les feuillets tombés du portefeuille de George Sand, l'écrivain se retrouve toujours avec l'une ou l'autre des riches qualités qui lui sont innées. Le second opuscule nous le présente surtout comme un admirable peintre. Après les mille descriptions que tant de romans

1. Hachette, in-18.

2. Collection Hetzel, in-18, 188 p. 3. Même collection, in-18, 191 p.

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