Images de page
PDF
ePub

L'honneur ne parle pas moins dignement par la bouche de Lucien. Voici dans quels termes il paye la dette de son père au fils de Verdier :

Prenez, c'est une ancienne et légitime dette!

Tandis que vous pensiez que l'on vous oubliait
Pour vous comme pour lui mon père travaillait!
Contre nous, je le sais, il n'existe aucun titre;
Nos pères n'ont entre eux que l'honneur pour arbitre;
Raison de plus, avec un pareil créancier

On ne marchande pas, on paye, on doit payer.

Tel est le ton général de la Considération; quelques situations sont assez dramatiques. Par exemple celle où le fils de Verdier reconnaît tout à coup chez qui il est reçu, et dans le père de Lucien, son nouvel ami, l'homme qui a ruiné son propre père. Quelques scènes sont assez comiques, comme toutes celles où l'envieux Duchesne est en jeu. En un mot, la nouvelle pièce de M. Camille Doucet nous montre le poëte élargissant son cadre jusqu'ici restreint aux scènes d'intérieur; abordant des questions sociales sur lesquelles la comédie grossit trop souvent sa voix jusqu'à la fausser, et gardant les aimables qualités de style et de composition qui lui avaient valu ses premiers succès.

De notables reprises ont rempli le vide laissé au ThéâtreFrançais par la rareté des pièces nouvelles. La première en date et la plus remarquable est celle de l'Aventurière (10 avril)1, de M. Emile Augier, œuvre de début, déjà si remarquée il y a douze ans, et que l'auteur n'a pas voulu laisser reparaître au répertoire sans lui faire subir de nombreuses retouches. Il en a retranché des scènes languis

1. Acteurs principaux (nouvelle distribution): Macarade, Beauvallet; Fabrice, Geffroy; Annibal, Régnier; Clorinde, Mme ArnouldPlessy; Célia, Mlle Favart.

santes et a réduit d'un acte les cinq que l'action ne pouvait remplir. Il en a changé aussi le caractère, en faisant prédominer l'élément dramatique dans les situations et dans le style. Les tableaux sont plus sombres, l'enseignement, par l'exemple ou par la leçon, concluant et plus ter

rible.

Qu'on juge par la scène suivante du ton vigoureux de cette œuvre ancienne, si intrépidement renouvelée :

[blocks in formation]

Parler de cette sainte autrement qu'à genoux,
Vous, courtisane! vous, menteuse! vous, infâme!

CLORINDE.

Songez, en mè parlant, que je suis une femme,
Seigneur.

FABRICE.

N'espérez pas vous couvrir de ce nom.

Vous, une femme? Un lâche est-il un homme? Non.
Eh bien! je vous le dis on doit le même outrage
Aux femmes sans pudeur qu'aux hommes sans courage,
Car le droit au respect, la première grandeur,
Pour nous c'est le courage, et pour vous la pudeur.
La sainte dignité que vous avez salie,

Au lieu de l'invoquer, souhaitez qu'on l'oublie.
Vous seule, songez-y, mais pour pleurer sur vous.
O femme sans amour, sans enfants, sans époux!
Étrangère au milieu des tendresses humaines,
La glace de la mort est déjà dans vos veines,
Et quand vous descendrez dans la nuit du cercueil,
Il ne s'éteindra rien en vous qu'un peu d'orgueil!
C'est votre châtiment. Aussi je vous l'atteste,
Vous me feriez pitié si vous n'étiez funeste.
Mais, lorsque je vous vois, vos pareilles et vous,
Répandre vos poisons dans les cœurs les plus doux;

Quand surtout vous voulez, par d'odieuses trames,
Prendre dans nos maisons le rang d'honnêtes femmes,
A côté de nos sœurs lever vos fronts abjects

Et comme notre amour nous voler nos respects....
Tiens, va-t'en!

CLORINDE (à part).

Oh! j'ai peur.

FABRICE.

[blocks in formation]

Tu comptes

Sur le respect humain, la plus lâche des hontes !
Elle croit faire ici librement son métier,

Me prendre impunément mon père et mon foyer,
Souiller la chambre austère où ma mère expirante....
Non! et puisque du ciel la justice est si lente,
Moi, je t'écraserai, vipère, en ton chemin!

(Mouvement de Clorinde; elle tombe à genoux).

Je m'en vais pour ne pas déshonorer ma main.

Telle est la manière poétique de M. Em. Augier dans l'Aventurière, plus remarquable par le mouvement passionné que par la trame même du style1.

Les autres reprises du répertoire moderne n'offrent pas le même intérêt de rajeunissement. Elles nous fourniront seulement l'occasion de dire en passant quelques mots depièces remarquables à plus d'un titre, mais d'une date déjà trop ancienne pour avoir eu leur compte rendu dans l'Année littéraire.

Telle est l'une des œuvres les plus distinguées de M. Octave Feuillet: Péril en la demeure (8 juin), comédie en deux actes, remarquable par les complications nouvelles

1. On annonce du même auteur une comédie en cinq actes et en prose, les Effrontés, qui promet d'être un des grands succès de l'année 1861.

d'une situation très-ancienne au théâtre, celle d'un mari favorisant les projets de l'amant. Le mari de M. Octave Feuillet a une vraie grâce d'état et passe toutes les bornes de la plus aveugle complaisance; il fait de l'amant le prisonnier même de sa femme. La mère du jeune séducteur, amie du mari, veut rompre une liaison coupable et en prévenir les malheurs inévitables. Tout ce qu'elle fait tourne contre son dessein, assure le premier rendez-vous et resserre les liens de l'amour. Enfin, la chose se découvre, mais le mal n'a pas été aussi loin qu'on pouvait le craindre, et tout se réduit à une leçon à l'adresse des maris qui, dans le tourbillon de la politique et des affaires, oublient qu'ils ont à leur foyer une femme et que l'intérêt de leur bonheur leur fait une loi de s'occuper davantage d'elle.

A part la lenteur du premier acte où les personnages vont, viennent et reviennent un peu au hasard, la pièce marche vivement; les scènes s'enchaînent bien, et de fortes combinaisons amènent des situations piquantes. Le style a plus de grâce que de vigueur; le dialogue est une conversation aimable, avec une certaine recherche qui n'est pas sans monotonie. Il y a de belles tirades, pour ne pas dire des tartines, qui détachent trop du fait la conclusion, de l'exemple l'enseignement. On sent venir la leçon morale; elle est préparée, pour ainsi dire, par une rentrée, comme une cavatine ou un grand air de bravoure dans un opéra; elle n'éclate pas du fond même de la situation. L'accent n'en est pas moins chaleureux, comme, lorsque la mère s'élève contre l'amant ami du mari, ce composé de bassesses voilées et d'infamies. En somme, Péril en la demeure, intéressante et agréable pièce, est une de ces œuvres aujourd'hui trop rares qui cherchent le succès par le mérite littéraire et la moralité.

C'est aussi une œuvre de bon aloi que la reprise du

Cœur et la Dot (27 juin)1 de M. Félix Mallefille, nous a fait applaudir. De longtemps le Théâtre-Français ne trouvera un pareil succès de rire. La gaieté, il est vrai, tourne quelquefois à la charge; mais les scènes sont si vivement attaquées, le dialogue est si rapide, les mots si heureux, la réplique si prompte, les personnages si variés, malgré la prédominance de l'élément grotesque, que le spectateur, sans discuter le sujet, sans se demander s'il est amusé dans les règles, ne cesse pas d'être amusé un instant.

La scène est à Vichy, ce rendez-vous de quelques malades et d'une foule d'oisifs, d'ennuyés, et de gens en quête d'aventures. Là se réunissent les chercheurs de dots et les chercheuses de maris. Naturellement une jeune fille pour qui la mère rêve une dot, ne rêve qu'un cœur. Un vieux ladre d'avoué et une fille majeure ne veulent qu'une dot; un cœur est l'unique but d'un jeune artiste. Dans ce chassé-croisé, le cœur et la dot sont sur le point de se tromper d'adresse; mais au théâtre, en dépit des lois de la physique, les semblables s'attirent: le cœur va au cœur, l'argent à l'argent. Seulement un héritage opportun, venu d'Amérique ou d'Australie, donne au cœur une dot inattendue et récompense le désintéressement. C'est le petit miracle qui s'accomplit dans le Cœur et la Dot de M. Mallefille, au milieu des personnages les plus réels qui puissent être mis sur la scène un honnête médecin du lieu, simple et brave, un matamore marseillais qui ne tue qu'en paroles, un avoué de Moulins, doublement retors par nature et par état. Tout cela vit, tout cela parle, tout cela est saisissant de vérité. Chacun, à un moment donné, se permet sa petite tirade, qui sur les Eaux et leur société, qui sur l'amour, qui sur l'argent; mais tous restent si bien dans

1. Principaux acteurs : Chavarot, Régnier; Baudrille, Got; Henri, Delaunay; le docteur Dumège, Beauvallet; Adèle, Mlle Fix; Athénaïs, Nathalie; Nanon Mlle Aug. Brohan.

« PrécédentContinuer »