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Si Thucydide n'est pas tout à fait aussi philosophe qu'on le fait ici, il était, du moins, éminemment artiste, et M. Girard nous montre par des analyses très-délicates, soit des harangues, soit des épisodes, ce qu'il y avait d'imagination contenue dans cette concision proverbiale, de goût dans cette sobriété, de force et d'éclat dans le sentiment continuel de la proportion et de la mesure.

L'Académie des inscriptions et belles-lettres propose pour ses concours des questions qui appellent plus de recherches d'érudition que d'appréciations littéraires. En voici une des plus intéressantes qui se puisse traiter, si elle pouvait se résoudre : « Rechercher quelles ont pu être « dans l'antiquité grecque et latine jusqu'au cinquième « siècle de l'ère chrétienne, les divers genres de narrations « fabuleuses qu'on appelle aujourd'hui romans, et si de «tels récits n'ont pas été quelquefois chez les anciens confondus avec l'histoire. » Un collègue de M. Girard à l'École normale, M. Chassang, y a répondu par un mémoire, le seul qui ait été présenté, et dont il a publié un fragment sous ce titre Des romans dans l'antiquité grecque et latine et de leurs rapports avec l'histoire chez les anciens1. Ce n'est donc encore que la promesse d'un ouvrage complet qui nous apportera sans doute plus tard des lumières inattendues sur un point aussi obscur qu'intéressant de la littérature antique.

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Etudes sur le moyen âge. La légende épique. MM. Guessard
et d'Héricault.

Notre ancienne littérature française, sous sa forme encore moitié latine et moitié gauloise, est toujours l'objet de

1. P. Dupont, in-8; 56 p.

recherches savantes qui conduisent les érudits à d'intéressantes découvertes, transmises au public par de curieuses publications ou réimpressions. Parmi les plus importantes, il faut citer celle entreprise sous les auspices du ministre de l'instruction publique, et dirigée par le savant paléographe, M. F. Guessard. Elle est intitulée : les Anciens poëtes de la France' et comprend déjà, en 1860, quatre volumes de chansons de geste du cycle carlovingien: Doon de Maience, Gaufrey, Fierabras, Huon de Bordeaux. Voilà les vraies origines de l'épopée française, écho poétique des traditions et des légendes populaires, représentation vivante des idées et des mœurs du temps. Ce sont les fragments d'une Iliade prématurée, et dont la mobilité de la langue n'a pas soutenu le développement: œuvre multiple d'une famille de rhapsodes, qui n'a pas eu son Homère, et à laquelle aucun Pisistrate n'est venu susciter des coordonnateurs.

Aujourd'hui ces monuments d'un autre âge et, pour ainsi dire, d'une autre langue, exercent moins la critique littéraire que l'érudition. M. Charles d'Héricault résume les recherches de celle-ci dans un Essai sur l'origine de l'Épopée française et son histoire au moyen áge. C'est un guide au milieu d'un dédale. On y voit les vicissitudes de la tradition et les destinées de la poésie; comment la légende carlovingienne se forme et comment elle s'altère, comment la fable se mêle à l'histoire et enfin s'y substitue; quels sentiments nouveaux chaque siècle vient ajouter au fond national de l'épopée permanente: tantôt le patriotisme, tantôt le fanatisme religieux, plus tard le culte exalté de la femme. Puis la folie aventureuse de la chevalerie romanesque, en fournissant un aliment inépuisable à l'imagi

1. F. Vieweg, in-16; format elzévirien. 2. Franck, in-8.

nation, transforme la légende épique en d'interminables romans en vers ou en prose, jusqu'à ce que tout ce vieux bagage du passé tombe dans l'oubli ou le mépris des trois derniers siècles, pour redevenir au dix-neuvième l'objet de tentatives nombreuses d'éclaircissements, de diffusion et de réhabilitation. Tel est le cadre de l'Essai, de M. Charles d'Héricault. Il le remplit par des analyses instructives, intéressantes, et qui tiennent lieu, dans certaines limites, de lectures inabordables à un grand nombre d'esprits curieux.

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Le seizième siècle. Travaux d'érudition et études littéraires.
MM. Guiffrey, Campaux et Ch. Nisard.

Le seizième siècle, objet de prédilection pour tant d'esprits du dix-neuvième, offre également matière aux recherches d'érudition et aux études de critique. Si explorée qu'ait été de nos jours cette époque féconde, il y a lieu à faire encore parmi les ouvrages qu'elle a produits, des découvertes intéressantes. Les manuscrits de nos bibliothèques peuvent nous révéler des noms injustement oubliés ou rattacher à des noms connus des œuvres encore inédites.

M. G. Guiffrey a eu cette dernière bonne fortune : il a publié, d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale, un Poëme inédit de Jehan Marot'. On sait que Jean Marot, le père de Clément, le poëte, était poëte lui-même, et un recueil de ses œuvres, préparé par ses mains, a été publié après sa mort, qui eut lieu en 1523. L'éditeur avait prévenu que ce recueil ne comprenait pas « mille autres bon«nes choses que Jean avait faites et dont il ne daigna pas « retenir un vers; il n'en fut pas moins réimprimé sans

1. J. Renouard, gr. in-8; 128 p. avec planches.

être augmenté. Le nouveau poëme, en particulier, avait été indiqué et analysé plusieurs fois par des érudits, et il est étonnant qu'au milieu de l'empressement des paléographes à éditer tant de vieilles choses, infiniment moins intéressantes, le poëme de Jehan Marot ait attendu si longtemps les honneurs de l'impression.

M. G. Guiffrey les lui a donnés du moins aussi complets que possible. Introduction, notes explicatives, planches, exécution typographique digne de M. Perrin, rien ne manque à cette tardive édition princeps. Le sujet du poëme est des plus simples et des plus tristes; c'est, dans un cadre fictif, une suite de Prières sur la restauration de la sancté de Mme Anne de Bretaigne. La princesse, qui était accouchée d'un enfant mort, en 1511, fut longtemps en danger; le poëte suppose que, brisé par l'inquiétude et le chagrin, il s'est endormi, et il assiste, en rêve, à la douleur, aux plaintes et oraisons de la France entière. Ce sont ces orai sons qu'il reproduit, en y mêlant les siennes et celles des trois vertus théologales. Sans doute cette publication n'ajoutera rien à la connaissance des caractères généraux de la langue et de la littérature au seizième siècle, mais elle en offre une manifestation de plus dans la personne d'un écrivain que, pour lui-même et pour le nom qu'il porte, il n'était pas indifférent de tirer de l'ombre.

Villon est à peu près contemporain du père de Marot; s'il n'appartient pas au seizième siècle, il inaugure la renaissance; il rompt avec les traditions du moyen âge conservées dans le roman épique. Il n'y a plus guère pour les érudits de découvertes à faire sur Villon, dont les œuvres comptent aujourd'hui trente-deux éditions, préparées, discutées, contrôlées par les plus compétents bibliographes; mais il y a sur le rôle du poëte et le mérite de ses vers, des questions littéraires, résolues jusqu'ici d'une manière contradictoire et qu'on peut essayer de vider. C'est ce que fit,

l'an dernier, M. Antoine Campaux, avec lequel nous sommes un peu en retard, dans une intéressante et complète monographie intitulée : François Villon, sa vie et ses œuvres1.

Le poëte est là tout entier : il y est par l'analyse de son cœur et la reproduction des meilleures parties; il y est par l'étude de sa vie, de ses relations avec son siècle, par l'appréciation de son talent, par l'examen de toutes les questions qui se rattachent à son nom. M. Campaux éprouve pour Villon, comme écrivain, comme réformateur de la poésie française, une entière sympathie qu'il défend avec vivacité et talent. Ce qui a fait tort à Villon, c'est sa vie : l'homme a fait mépriser le poëte. En vain Boileau a rendu en sa faveur une sorte d'oracle et, en le mettant à part dans « ces siècles grossiers,» l'a proclamé, pour ainsi dire, le vrai fondateur de la poésie française; ce jugement a été contesté; cet honneur a été réclamé pour d'autres, surtout pour Charles d'Orléans. Villon est maintenu par son nouveau biographe à la place que lui a donnée Boileau. Sest titres sont comparés à ceux de ses concurrents. Les éloges et les reproches, adressés tour à tour à chacun d'eux, sont mis en balance, et Villon sort vainqueur du concours. Mais c'est surtout par l'étude approfondie de son œuvre que M. Campaux fait valoir le poëte. Il le cite avec plaisir, le commente avec bonheur, l'explique avec finesse, l'admire avec passion. Après avoir suivi pas à pas les destinées de l'œuvre, il résume, dans une conclusion, les traits principaux de la physionomie de l'auteur. Une Histoire du texte, de Villon, comprenant l'état des manuscrits et la suite des trente-deux éditions, montre que M. Campaux connaît à fond tous les éléments de la cause qu'il s'est chargé de défendre.

Des personnages secondaires, mais d'une physionomie encore curieuse et originale, figurent dans l'ouvrage de

1. Voy. t. II, Appendice bibliographique, 498.

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