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M. Charles Nisard, intitulé les Gladiateurs de la république des lettres aux quinzième, seizième et dix-septième siècles1. L'auteur chante des combats, mais des combats de plume. Ses gladiateurs sont des écrivains, des savants, des érudits, des commentateurs qui en viennent aux mains pour des motifs plus ou moins futiles et font couler, à défaut de sang, des flots d'encre. Les injures pleuvent, les mensonges et les calomnies se croisent et se heurtent, et ces luttes, comiquement homériques, partagent en deux camps toute une génération. M. Charles Nisard met en scène six personnages qui ont eu, à leur époque, un grand renom de savoir et une assez grande autorité : ce sont Philelphe, Le Pogge, Laurent Valla, J. C. Scaliger, Scioppius et le P. Garasse. La plupart d'entre eux ont d'autres titres à l'attention de la postérité que leurs disputes et leurs libelles; quelques-uns ont l'honneur d'être cités ou réfutés par Leibniz. L'un d'eux, Scaliger, représente, comme écrivain latin, la renaissance de l'élégance cicéronienne. Mais une fois mis aux prises avec des adversaires par la passion ou l'intérêt, ils deviennent également des types de vanité et de violence sans frein.

Tout leur est bon, comme sujet de querelle : la politique ou la grammaire, la religion ou l'explication d'un texte. Toutes les grandes luttes de la renaissance ont leur écho dans leurs débats personnels; tous les partis, toutes les passions, tous les intérêts ont, à un moment donné, leurs champions dans ces rivaux littéraires. Philelphe et Poggio mêlent la politique à leurs disputes d'érudits; Valla et Scaliger s'emportent et se déchaînent à propos de grammaire et de style; Scioppius et le P. Garasse attisent leurs fureurs pédantes par le fanatisme religieux. Tous rivalisent de violence ou de cynisme. M. Ch. Nisard cite en les traduisant leurs plus injurieuses invectives. Tantôt

1. Michel Lévy, 2 vol. in-8.

c'est Le Pogge qui s'adresse ainsi à Philelphe, en défendant contre une de ses satires son ami Nicoli:

C'est avec une profonde douleur que j'ai lu non pas la satire impure et obscène, mais le vomissement que, sous forme de vers qui sont l'exacte image de toi-même, tu as lancé de ta bouche infecte contre Nicoli, mon ami, le plus continent et le plus chaste des hommes. J'ai déploré d'abord l'obscénité de tes paroles dirigées du fond de ta conscience malade contre un homme qui a toujours passé pour être d'une vie fort différente de la tienne et de mœurs irréprochables; j'ai également déploré que tu aies perdu le sens à ce point d'oser reprocher à autrui ta propre corruption, et rebattre aux oreilles des lecteurs des choses que le drôle le plus abandonné ne saurait dire sans en être tout confus, mais dont, nouveau censeur, tu as grossi le vocabulaire de la médisance. Je n'ai pas été moins affligé qu'un individu que j'avais cru savant (car je n'ai jamais eu un doute sur la perversité de ton âme), ait été si oublieux de sa science et si emporté par la rage de parler, qu'il n'ait pu dans cet état de faiblesse d'esprit réfléchir ni à ce qu'il disait, ni à qui il le disait. N'as-tu pas, comme l'eût fait le plus criminel ennemi de la pudeur, n'as-tu pas rougi, tout blême que tu es, de confier au papier des choses auxquelles on ne pense même pas sans rougir? Mais toutes ces saletés, ces obscénités sont les témoignages irrécusables de ta vie honteuse et de la gangrène de ton âme. Si tu n'étais le plus sale des hommes d'aujourd'hui, tu ne te fusses jamais vautré, comme un pourceau immonde, dans la fange des expressions les plus dégoûtantes.

Tantôt c'est l'élégant J. C. Scaliger qui, plaidant en faveur de Cicéron contre Erasme (Julii Cæsariis Scaligeri pro M. Tullio Cicerone contra Desiderium Erasmum Roterodanum orationes), se livre, à l'exemple de l'orateur romain, aux beaux mouvements oratoires que voici :

Vous voyez, excellents jeunes gens, dit-il aux écoliers de Paris, à qui il adressait ses oraisons, vous voyez à quel animal nous avons affaire. Il ne sait pas plus ce qui est aux autres que ce qui est à lui. Et cependant il s'est constitué le juge de la république des lettres. L'ayant décapitée (en rabaissant Cicéron), il veut avec cette légèreté qui lui est propre et où il semble

s'être encore surpassé, achever de la démolir et n'en laisser que des ruines. Car en même temps qu'il se propose d'anéantir la mémoire de Cicéron, il a l'audace de se dire le véritable enfant de Cicéron. Toi, bourreau, le fils de l'homme que tu as exécuté! comment oses-tu, parricide, te donner pour le fils d'un père que tu as assassiné, et assassiner le père que tu réclames faussement? A quel supplice te vouer? Où sont les chaînes? où sont les chevalets? ô Furie, à qui as-tu espéré d'en faire accroire? etc.

Mais ce sont là des aménités littéraires, des artifices de style, des métaphores d'érudit. Nous nous souvenons d'avoir vu dans une édition encore assez récente de Lucrèce, une note d'un commentateur sur un passage mal interprété par un de ses confrères; on y lisait, entre autres douceurs: Sceleratissimus ille commentator. Il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre les mots de bourreau et de parricide qui font bien d'ailleurs dans la période cicéronienne. Il n'en est pas de même de Scioppius et du P. Garasse. On sent chez eux de véritables haines, et l'atrocité de leur langage révèle de dangereuses passions. Scioppius est un vrai sacripant littéraire. Né protestant, il a abjuré par ambition et dénonce ses coreligionnaires. Joseph Scaliger, le fils de Jules-César, le représente « comme un maraud, un traître, un effronté, un apostat, un homme sans foi, sans honneur et sans mœurs, un vil parasite, espion de l'inquisition, limier des protestants, etc. » Vendu aux jésuites, il se retourne ensuite contre eux et s'en fait de puissants ennemis. Le P. Garasse, leur défenseur, est moins violent. Il a plus d'aigreur que de colère; il persifle plus qu'il ne. s'emporte; il fait de ses adversaires des caricatures vouées au ridicule, plutôt que des monstres livrés au bourreau. Voici un fragment d'une réponse à Balzac comme échantillon de ses plaisanteries :

Toutes vos lettres ne sont qu'un pressis de mélancolie noire et d'une gloire magnifique qui approche de bien près au fréné tique. Vos périodes sont des périodes lunatiques; vos locutions

sont des ampoules: vos virgules sont des rodomontades; vos interponctuations sont des menaces; le tout cimenté, lié, composé avec des grimaces de muhamedis qui sont comme la quintessence de vos œuvres; vos contours de tète, vos agitations de bras, vos roulements d'yeux, votre enflure de bouche, votre horriblement de voix, vos démarches inégales, vos palpitations. Vous faites une fièvre de vos études; et quand vous composez, on peut dire que vous êtes ou dans le frisson ou dans la chaleur, jamais dans l'égalité et le temperament d'un homme sain.... Croyez-moi, pensez à vous humecter la cervelle; prenez le frais; ne vivez pas toujours dans les ardeurs de la canicule, Épargnez vos esprits qui ne sont pas de durée; ne rongez pas vos pattes comme un ours, pour produire en six mois une lettre de trois pages.... Ne vous perdez pas si profondément dans vos tulipes et vos fleurs que vous ne vous souveniez de Narcisse; ne vous abîmez pas si avant dans les ondes de vos eaux alambiquées que votre esprit s'alambique avec elles; ne vous nourrissez pas tellement d'odeurs que vous en deveniez insensible ou punais comme les habitants de Salbée. (P. 331, 332.)

Plus d'un trait de cette satire porte juste, mais la forme en est ridicule comme tout ce que le P. Garasse avait le malheur d'écrire. Il avait fait une Somme théologique dont le style était si inconvenant que la Faculté censura le livre et que les jésuites qui l'avaient d'abord approuvé, n'essayèrent pas de le défendre et reléguèrent l'auteur loin de Paris. La mort de Garasse fut du moins édifiante, héroïque même une peste ravageant la ville de Poitiers, il demanda instamment et obtint d'aller soigner les malades, fut atteint de la contagion et mourut à l'hôpital au milieu des pestiférés. Sa vie, telle que la raconte M. Ch. Nisard, avait besoin d'être relevée par une telle mort. Les gladiateurs littéraires finissent rarement sur une aussi noble arène.

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Dix-septième siècle. Les monographies. MM. A. Roux,
H. Taine et Hippeau.

Les monographies ont leur intérêt et leur danger. Leur avantage est de mettre en relief un personnage, de suivre sa vie au milieu de tout un siècle, de reconnaître dans la suite de ses actes ou de ses écrits la diversité des influences contemporaines, et d'expliquer l'homme par le milieu même où il a vécu. L'écueil de ces sortes de travaux est de faire rentrer de force l'histoire dans la biographie et de grossir démesurément l'importance d'un homme pour concentrer en lui son époque tout entière. C'est ce que me semble avoir fait, tout en s'en défendant, M. Amédée Roux, l'auteur d'Un misanthrope à la cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps1. Il éprouve le besoin « de justifier ce « qui, dans le titre même de cet ouvrage, pourrait paraître " ambitieux ou inexact, » et il ajoute : « Il semble exorbi« tant, sans doute, de faire d'un personnage qui ne s'appelle ni Richelieu ni Louis XIV, le point central où << viennent converger les événements d'une époque immor<< telle; et, cependant, plus j'ai étudié la vie du duc de Montausier, plus elle m'est apparue comme une magnifique synthèse du grand siècle pris dans son ensemble « et considéré sous ses aspects les plus saillants : la guerre de Trente ans, la Fronde, l'épanouissement littéraire et « la persécution religieuse. »

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La synthèse! Un homme a-t-il jamais été la synthèse de son siècle, cet homme eût-il le plus grand nom historique et la plus grande part d'influence sur les événements? Un grand politique, un conquérant, un législateur, peuvent

1. A. Durand, in-8; 283 p.

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