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et les jours s'ouvriront: de leurs tombeaux, de leurs châsses ou de leurs confessionnaux, divers personnages saints inviteront de venir; on les rencontrera, on les entendra nommer plus d'une fois avant de s'y arrêter, et on attendra pour aller à eux de près dans leurs enceintes particulières, d'être arrivé à l'endroit principal par où ils tiennent à l'ensemble. Il y aura seulement une ou deux exceptions pour des noms plus profanes, et qu'on courrait risque de ne pas rencontrer de nouveau si on ne les saisissait au passage. Plus on avancera dans le sujet, dans cette longueur moyenne bien établie et bien connue, et plus on se permettra les allées et venues fréquentes dans les bas côtés et les dépendances; il viendra un moment où nous posséderons assez notre plan d'église et de cloître et tout le domaine de notre abbaye, pour pouvoir ne négliger sur nos terres aucun des embranchements, alors aussi plus nombreux, vers le siècle, pour avoir même l'air de nous y oublier, mais nous en reviendrons toujours. En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie tant qu'il n'est pas formé encore et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement envers lui, et, dans le jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer. Littérature, morale, théologie environnante, ce sera un vaste champ où, passé un certain moment de notre récit, nous aurons sans cesse à entrer; le Port-Royal devenu homme fait nous y induira fréquemment.

Ce plan, déjà si varié, qui nous promet, à propos de Port-Royal, l'histoire morale, religieuse et littéraire du dix-septième siècle, n'a pas suffi encore à M. Sainte-Beuve. Il en est sorti souvent par des digressions. Il est remonté aux origines des doctrines, aux prédécesseurs des hommes; il redescend aux conséquences des unes, aux héritiers des autres. Par voie de rapprochement ou de contraste, une foule d'hommes qui semblaient n'avoir rien de commun avec l'histoire de Port-Royal, sont amenés dans le cadre de l'écrivain et, reproduits en buste ou en pied, enrichissent encore sa galerie de portraits. C'est ainsi

qu'on trouvera de très-intéressantes études sur divers théologiens et philosophes: saint François de Sales, Montaigne, Bayle, Leibniz, Malebranche, etc.; sur tous les grands écrivains qui ont eu le moindre rapport direct ou indirect avec Port-Royal: Racine, Boileau, Molière, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, etc.; sur ceux même qui n'ont fait qu'en parler, comme Voltaire, de Maistre, Lamennais. L'histoire politique n'est pas non plus étrangère à celle des doctrines Richelieu, Mazarin, Retz, puis les conseillers intimes de Louis XIV, et par-dessus tout, Louis XIV lui-même, sont l'objet de digressions ou de chapitres particuliers.

Ce que M. Sainte-Beuve porte de souvenirs littéraires, d'anecdotes piquantes, de citations curieuses dans ce vaste cadre est inconcevable. A mesure qu'il avance et que l'enthousiasme le soutient moins, les ressources de son érudition se multiplient; sa mémoire fait des prodiges d'à propos. Il ne plaide plus la cause de Port-Royal, il expose les faits qui peuvent l'éclairer avec une exubérance de détails infatigable. Il ne s'agenouille plus devant ces grandes figures, il les copie dans tous leurs traits. Il n'est pas avocat, il est peintre, il est artiste. S'il sent que la grandeur de son sujet faiblit par moments, il ne déguise pas son impression; il dit tout ce qu'il voit ou croit voir. L'admirateur enthousiaste n'est plus qu'un simple curieux : « Je ne suis, répète-t-il, en Port-Royal comme en toutes choses, qu'un amateur,... un amateur très-curieux, trèsscrupuleux du vrai. » Mais le vrai, il ne le cherche pas dans les grandes lignes: «Rien ne vit, dit-il ailleurs, que par les détails; celui qui a l'ambition de peindre doit les chercher. » Aussi les cherche-t-il partout et surtout dans les mémoires du temps, écrits au jour le jour, sous la dictée même des faits, ainsi que dans les correspondances, inédites ou non, dépositaires fidèles, sinon des faits, du moins des impressions immédiates produites par les faits sur les acteurs ou les témoins.

Quoique M. Sainte-Beuve aime mieux faire revivre les impressions des autres qu'exprimer les siennes, il est, néanmoins, facile de retrouver l'auteur tout entier dans son œuvre. Il ne conclut pas, mais il n'a pas besoin de conclure. Son refus de juger le juge lui-même. Il sait que son livre sera moins moral; mais il compare sa manière à la nature qui rapproche les extrêmes, à la vérité qui explique les contradictions. Contradictions et extrêmes ont naturellement leur place dans l'école à laquelle il appartient: cette école est celle de Montaigne, et l'histoire de Port-Royal s'est trouvée, par un étrange accident, l'apologie discrète, mais réelle, de son plus grand ennemi. Montaigne a été, en effet, l'épouvantail et le fléau de Port-Royal. Arnauld, Nicole, n'en parlent qu'avec horreur, comme chrétiens et comme philosophes; Pascal se débat contre lui, dans une fièvre sublime, et succombe au cauchemar du doute, sur cet oreiller » du scepticisme, « si doux pour une tête bien faite. »

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M. Sainte-Beuve n'éprouve pour Montaigne, ni ces haines, ni ces terreurs. Loin de là, c'est son auteur favori, son homme, son prophète. Il l'installe avec complaisance au milieu de ces solitaires qui personnifiaient en lui l'esprit du mal. Port-Royal le cite à sa barre, et M. Sainte-Beuve rapporte l'acte d'accusation. Puis, pour le défendre, il raconte son œuvre entière, il suit son influence jusqu'à nous: il est partout, hors en Port-Royal; chacun retrouve en soi son image; la postérité lui appartient. L'auteur de Port-Royal lui fait même les honneurs d'un convoi idéal où figurent les écrivains les plus éminemment français, et où il ne manquerait pas de se donner place lui-même, si les lettres n'avaient plus de modestie que la peinture. Il est . curieux que les solitaires de Port-Royal, hommes tout d'une pièce, dogmatiques dans la foi, croyants en philosophie, pieux comme des saints, inflexibles comme des sectaires, aient trouvé de nos jours pour historien, non pas

un de leurs rares successeurs, mais un disciple avoué de leur mortel ennemi, un des types les plus complets de cet « homme ondoyant et divers, dont ils s'efforcèrent en vain de fixer la mobile insouciance.

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La Révolution et l'Empire. M. Maron et derechef M. Sainte-Beuve.

L'histoire littéraire et l'histoire politique ont quelquefois en même temps les mêmes sujets favoris, les mêmes époques de prédilection. L'une et l'autre aujourd'hui sʼarrêtent volontiers à cette période à double face qu'on appelle la Révolution et l'Empire, sorte de montagne placée entre deux avenues de siècles et dont les deux pentes offrent également à celui qui les gravit ou les descend, des points de vue intéressants et des perspectives étendues. Nous avons, pour étudier la littérature de la Révolution, l'Histoire littéraire de la Convention nationale, de M. Eug. Maron', et pour étudier celle de l'Empire, Chateaubriand et son groupe littéraire, de M. Sainte-Beuve 2.

L'Histoire littéraire de la Convention nationale par M. Maron diffère, par le plan comme par le titre, de l'Histoire de la littérature française pendant la Révolution, de M. Geruzez, que nous avons analysée l'année dernière. Ce n'est plus l'histoire des genres littéraires, de la poésie, du roman, du théâtre, des œuvres d'imagination, sous le règne de la Convention; c'est l'histoire de cette terrible souveraine elle-même, considérée dans ses rapports avec les lettres; c'est la Convention parlant, écrivant : car elle a une autre voix que celle du cauon et elle écrit autrement qu'avec du sang; c'est la Convention discutant ses décrets,

1. Poulet-Malassis et de Broise, in-12; 363 p. 2. Garnier, 2 vol. in-8; 875 p.

ses principes, ses dogmes, ayant pour écho la voix de cent. clubs et les déclamations de cent journaux. La Convention a ainsi une double littérature qui lui est propre, littérature parlée, littérature écrite, et c'est sous ce point de vue intéressant, animé, que M. Maron a écrit l'histoire d'une assemblée politique dont les actes sont plus connus que les paroles, et dont l'influence littéraire se perd dans les destinées révolutionnaires.

Les Girondins ont naturellement une grande place dans la littérature oratoire de la Convention. Ce sont les vrais et presque les seuls orateurs de la Révolution. M. Maron nous montre de quelle importance spéciale était entre leurs mains l'arme de l'éloquence, leur arme unique.

Les Girondins, dit-il, étaient attaqués dans les clubs, dans les journaux, dans les sections, à l'évêché, aux Jacobins, aux Cordeliers, à l'Assemblée même, par la cohue des pétitionnaires menaçants, et enfin, et surtout, par la commune de Paris.

Ils étaient le gouvernement, mais ils n'avaient pas le pouvoir; ils se sentaient entourés de corps organisés, actifs, passionnés, unis, disciplinés. En quête d'un appui solide et fixe, ils crurent le trouver dans la Convention, et ils durent se hâter d'y créer une majorité.

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Nous les voyons bientôt, sous la pression des violences du dehors, mal soutenus, au dedans, par des hommes honnêtes mais faibles, qui les estiment, les applaudissent, mais ne les suivent pas, » nous les voyons s'épuiser en efforts d'éloquence, grands, nobles, parfois sublimes, mais toujours impuissants.

« Il est temps, s'écrie Kersaint, d'élever des échafauds pour les assassins! » Cette exclamation: Il est temps! reviendra à tout moment dans la bouche des Girondins : « Il est temps, dit Gensonné, que les divisions cessent. » — « Il est temps, redit Louvet, de savoir s'il existe une faction.... » Il est temps, répète Gensonné, de signaler cette faction à la nation entière....> « Il est temps, reprend Barbaroux, que l'autorité municipale s'abaisse devant l'autorité nationale.... »

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