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populaires comme une épopée nationale, les Méditations, les Odes et Ballades, les Iambes, Éloa, Jocelyn, etc.

Assister à l'éclosion de pareils ouvrages, observer l'impression qu'ils produisent sur toute une génération, se recueillir pour se rendre compte de celle qu'on éprouve soimême, comparer la nouvelle œuvre aux anciens modèles, appeler en témoignage, contre elle ou en sa faveur le passé tout entier, et, au nom des principes éternels du beau, pressentir et préparer peut-être le jugement de l'avenir: voilà pour la critique une de ces bonnes fortunes qui ont d'autant plus de prix qu'elles sont plus rares, et il ne faut pas savoir trop mauvais gré à ses contemporains de ne pouvoir plus souvent nous les offrir.

A défaut d'œuvres éminentes, on voudrait du moins compter parmi les productions du jour des œuvres distinguées. A défaut du génie, cherchons le talent qui en est comme la monnaie. Le talent et la distinction ne courent pas les rues. Une pensée neuve, ingénieuse, un sentiment vrai, une expression délicate, la justesse et la force du style, une verve de bon goût, de la facilité sans platitude, un vers à la fois harmonieux et plein de sens, toutes ces conditions de la saine poésie ne se rencontrent que chez un petit nombre d'auteurs. C'est qu'aussi un petit nombre de lecteurs les recherchent; le gros du public y est à peu près insensible. C'est par elles pourtant qu'un livre de vers peut vivre, arriver sans supercherie aux honneurs de la réimpression et prendre place dans la bibliothèque des gens de goût.

Combien de poëmes ou de recueils de vers, éclos dans le cours de la dernière année, ont-ils mérité cet heureux sort? Si j'en crois le bruit que plusieurs ont fait en naissant et les horoscopes flatteurs que la presse aux cent voix prodigue avec tant de complaisance, bien des étoiles se sont levées dans notre ciel poétique, qui doivent y briller d'un éclat durable. Jamais autant de vers n'ont été dignes

de passer à l'avenir. Mais si j'en juge par les œuvres ellesmêmes et d'après des impressions impartiales, le contingent de la véritable poésie n'a pas été depuis longtemps aussi faible. La quantité ne peut suppléer à la qualité; toute une végétation de broussailles ne fait pas une forêt, et, si étendue qu'elle soit, elle n'en témoigne pas moins de l'épuisement momentané du sol : je dis épuisement momentané, car tout le passé est là pour empêcher d'accuser le génie français de stérilité native, et je crois à l'immortalité de la poésie.

Pour le moment, dignes ou non d'être lus, les grands poëmes ne manquent pas; les petits pullulent. Parmi les premiers je vois figurer des épopées historiques à grands sujets d'histoire moderne ou contemporaine: Marie-Antoinette de M. H. Monier de La Sizeranne, en je ne sais combien de chants; les Girondins de M. Théod. Vibert, en douze; France et Italie de M. H. Hartmann1, en dix, etc. Mais jamais on n'a vu éclore à la fois tant de recueils poétiques, formés de morceaux divers, sans unité ni lien, et pour lesquels les auteurs s'ingénient à trouver des titres nouveaux, séduisants et pittoresques. C'est, comme les années précédentes, une moisson de Fleurs ou de Feuilles, des Gerbes ou des Glanes; puis, sous des images moins usées, Brumes et soleils, les Heures de recueillement, les Sillons et débris, les Jambes et cœur, les Jeunes années, les Aspirations, les Colifichets et jeux de rime, Une voix de l'exil, la Comédie enfantine; enfin dans l'ordre religieux: les Poésies bibliques, les Sioniennes, la Voix de Sion ou révélations poétiques, etc. Quelques auteurs appellent plus modestement leurs pièces détachées : Esquisses, Mélanges, Études, Essais; titres aussi justes que peu prétentieux.

Par où commencerons-nous la revue rapide que nous

1. Voir pour le format, le nombre de pages, etc., l'Appendice bibliographique, à la fin du volume.

voudrions faire de toute cette poésie en fragments? Quel lien pourrons-nous établir entre tous ces recueils de pièçes, que le hasard des inspirations les plus diverses a fait naître au jour le jour et qu'un caprice a réunies en volumes? Sans essayer de les soumettre toutes à un ordre rigoureux pour lequel si peu sont faites, nous devrons prendre un peu au hasard toutes ces efflorescences poétiques; et si le bouquet que nous en formons n'est pas plus riche et plus flatteur, nous croyons que le public devra s'en prendre, pour cette année, autant à la pauvreté des fleurs qu'à l'inhabileté du bouquetier.

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La poésie s'inspirant de l'esprit et des choses du temps moderne. MM. Dupontavice du Heussey, Ch. Alexandre, Séb. Rhéal.

Les poëtes qui nous inspirent le plus de sympathie et nous font concevoir le plus d'espérance, dans ces jours de littérature effacée, sont ceux qui se distinguent par des qualités de force et de hardiesse, ceux qui, au lieu de reprendre pour la millième fois des thèmes usés, ne craignent pas de demander à la vie moderne, à ses problèmes moraux, religieux, politiques, à ses intérêts économiques mêmes, en un mot à toutes ses luttes, des sujets nouveaux et de vivantes inspirations. La poésie, comme toute la littérature, comme l'art entier, doit être une des manifestations de l'esprit du temps. Elle doit vivre de la vie générale pour la connaître et l'exprimer : elle doit s'associer à la pensée, au mouvement, à l'action, ou du moins s'y meler pour les guider ou y résister; il faut qu'elle agisse avec le siècle ou réagisse contre lui. Autrement, sur les hauteurs abstraites de la psychologie et de la morale, la langue des dieux ne sera plus qu'une langue savante, une langue

morte.

Et que les partisans de l'art idéal ne craignent pas de voir la poésie s'abaisser et s'avilir au contact de la réalité. C'est plutôt celle-ci qui s'ennoblit et se relève. L'art antique n'a jamais séparé la poésie de la vie, l'idée de la matière, l'âme du corps, les dieux des hommes. Voyez Homère à qui Cicéron reproche, en philosophe plutôt qu'en artiste, d'avoir donné à ses dieux les qualités humaines, au lieu d'avoir fait passer dans les hommes les attributs divins. Voyez plus tard les créations idéales du vieil Eschyle: par combien de liens elles tiennent à la réalité, qui, dans Sophocle, conserve si harmonieusement ses droits, un peu exagérés par Euripide! La décadence commence par l'affaiblissement du sentiment de l'idéal; mais elle se consomme aussi bien dans les raffinements de l'abstraction que dans les imitations puériles et triviales de la nature. La perfection des époques classiques consiste dans l'harmonieux équilibre de ces créations à la fois nobles et vivantes, dans lesquelles une nation, un siècle se sont sentis vivre de leur vie propre, avant que tous les siècles et toutes les nations y vinssent reconnaître une manifestation de la vie même de l'humanité. Si loin qu'on doive rester des modèles, il faut se régler sur les principes qui les ont produits. Nous ne saurions trop le répéter aux poëtes, aux artistes qui se soucient de l'avenir. Pour se survivre, il faut avoir vécu, et celui-là seul vit qui s'initie aux principes mêmes de la vie de son temps et leur demande de fécondes inspirations. C'est en ce sens que je traduirai, au grand étonnement, au scandale peut-être des interprètes ordinaires d'Horace, ces deux vers célèbres :

Respicere exemplar morum vitæque jubebo
Doctum imitatorem et vivas hinc ducere voces,

Parmi les jeunes poëtes qui veulent être de leur temps et que leur temps soit digne d'inspirer la poésie, nous en rencontrons un dont les débuts avaient été accueillis avec

une sympathie générale, et qui vient de commettre une heureuse récidive.

M. Dupontavice de Heussey, après son volume d'Études et aspirations, donne un nouveau recueil qu'il intitule: Sillons et débris1. Le principal caractère de l'auteur est la force. C'est un penseur autant qu'un poëte. Les problèmes sociaux ne lui font pas peur. Il est de son siècle et veut que la poésie se vivifie au contact de la vie moderne. Il chante le mâle devoir, la fierté de l'âme, la vertu qui lutte, le progrès qui triomphe. Le sonnet suivant le sonnet, de nos jours, est à la mode- nous fera connaître à la fois l'homme et le poëte :

Je ne suis pas de ceux qu'une main faible brise,
Dont l'adieu d'une femme emporte l'avenir,
Qui restent sous le poids qui les immobilise
Dans la prostration d'un morne souvenir.

Je ne suis pas de ceux qui s'en vont à l'église
Énerver un regret qu'ils ne peuvent bannir,
Ni de ces cœurs manqués, à nature indécise,
Qui ne savent s'il faut pardonner ou punir.

Mais je suis de ceux-là dont l'âme souple et fière
Jamais, même à l'amour, n'appartient tout entière,
Résiste à ses baisers comme à sa trahison,

Découvre un point d'appui dans l'effort qui la ploie,
S'échappe d'un coup d'aile, et, retrouvant sa voie
S'élance du passé comme d'une prison.

Tout le livre est dans ce ton. M. Dupontavice du Heussey veut représenter la jeunesse, mais la jeunesse aux fortes convictions. Il trempe son âme dans la pensée, mais pour agir. Il appelle à lui les frères inconnus qui aspirent aux mêmes combats. Il veut les détacher, comme luimême.

1. Castel, in-12.

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