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Comparaison injuste. Si M. Thiers ressent et inspire une admiration sympathique pour la fidélité de quelques rares serviteurs de l'Empire et pour le courage inépuisable de nos soldats dans la défaite, il enseigne mieux encore les vices et les dangers du régime vaincu en 1814 que ses splendeurs et ses gloires. Il fait toucher du doigt toutes ses plaies; il montre l'œuvre de dissolution morale qui s'accomplit dans son sein. Il compte les fautes et suit leurs conséquences. La plus grande de toutes est d'avoir voulu gouverner les hommes sans compter sur une chose essentiellement humaine la liberté. Aussi, tandis que, d'un côté de l'opposition, des écrivains tenaient rigueur à M. Thiers pour les services qu'il semblait rendre à la cause impériale, de l'autre côté de l'opposition, on applaudissait aux protestations éloquentes de son libéralisme.

Il serait difficile de décider quelle est la mieux fondée de ces deux opinions, si, au lieu de prendre un volume à part, on considérait l'ensemble de l'Histoire du Consulat et de l'Empire. On peut relever, en effet, entre les parties d'un ouvrage aussi long des contradictions de doctrines. Quelques-unes n'ont de gravité que pour les personnes qu'elles atteignent. Telle est, par exemple, la diversité des jugements portés par M. Thiers sur le projet conseillé, à peu près dans le même temps, au roi de Portugal et au roi d'Espagne de quitter l'Europe et d'émigrer en Amérique. A propos de la dynastie royale de Portugal, qui exécute ce projet, M. Thiers le juge ainsi :

Elle allait dans sa honteuse misanthropie jusqu'à vouloir se retirer dans l'Amérique du Sud dont elle partageait le territoire avec l'Espagne. Fuir le Portugal en abandonnant ses stériles rivages aux Français et aux Anglais qui les arroseraient de leur sang, tant qu'il leur plairait, et laisser au peuple portugais, vieux compagnons d'armes des Bragance, le soin de défendre son indépendance, s'il y tenait encore tels étaient les honteux projets qui de temps en temps calmaient les terreurs du régent de Portugal et de sa famille.

Quand les Bourbons d'Espagne sont placés, à la fin de de la même année, dans une situation identique, M. Thiers montre, au contraire, que la résolution proposée par le prince de la Paix d'abandonner l'Espagne aux Français et de passer aux Indes, devait produire deux résultats également acceptables: ou le retour en Europe, si Napoléon était vaincu et l'avantage d'avoir resserré les liens entre la métropole et les colonies; ou, en cas contraire, un trône rajeuni en Amérique, qui avait de quoi faire oublier tout ce qu'on aurait abandonné dans l'ancien monde. Il ajoute : « Ces idées, les seules fortes et sensées qu'eût jamais conçues. le favori..., étaient de nature à bouleverser Charles IV. » Il est difficile de reconnaître dans ces idées fortes et sensées les honteux projets de tout à l'heure. Néanmoins, cette contradiction n'est si frappante que parce qu'elle porte sur des pays très-voisins et sur des événements de la même année. Encore fallait-il, pour la découvrir, l'intérêt national d'un écrivain portugais', humilié de voir traiter son gouvernement avec une rigueur qu'il ne méritait pas plus que la dynastie espagnole. Il n'en est pas de même des démentis que l'historien français peut se donner à lui-même sur des appréciations politiques qui touchent aux questions les plus brûlantes de notre propre histoire. C'est ainsi qu'on a remarqué la contrariété des jugements portés, à quelques volumes de distance, sur un fait capital, le 18 brumaire. Dans la conclusion du tome XVII, M. Thiers dit: « Le général Bonaparte s'empara de la dictature le 18 brumaire, et ce ne fut là, quoi qu'on en dise, ni une faute, ni un attentat.... Ce n'est pas d'avoir pris la dictature qu'il faut demander compte au général Bonaparte, mais d'en avoir usé comme il le fit de 1803 à 1814. »

C'est là une opinion .qu'un historien peut professer, même de nos jours, sans être un courtisan du pouvoir;

1. M. T. de Vasconcellos, auteur des Contemporains portugais. Voy. T. II de l'Année littéraire, p. 341-344.

mais M. Thiers en soutenait une autre il y a peu d'années, et il a écrit, dans son tome XII (page 30), cette phrase difficile à concilier avec sa profession de foi d'aujourd'hui : «Si l'on absout l'usurpation du pouvoir, pour n'en blámer que l'usage, n'oublie-t-on pas que dans la manière violente de le prendre, il y avait en germe la manière violente de l'exercer? De ces deux jugements lequel est le vrai? Ce n'est pas ici le lieu de le dire. Toujours est-il qu'ils ne peuvent être vrais tous les deux à la fois.

Malgré les divergences qu'on peut signaler entre les différentes parties de l'œuvre de M. Thiers, malgré les adoucissements que l'admiration pour les efforts héroïques du génie dans une lutte suprême lui fait apporter à ses anciennes appréciations sur l'origine et les débuts du pouvoir impérial, le tome XVII de l'Histoire du Consulat et de l'Empire ne nous paraît pas moins écrit tout entier sous une inspiration libérale. Il n'est point de plaidoyer plus éloquent en faveur des principes de gouvernement oubliés ou méprisés par Napoléon Ier, que cette énumération de toutes les fautes commises dans l'aveuglement de la puissance et si cruellement expiées par des revers inévitables. Nous croyons que ce tableau de la première chute de l'Empire restera comme un de nos beaux livres d'histoire, quel que soit le sort de l'ensemble d'un ouvrage aussi vaste que l'Histoire du Consulat et de l'Empire. Ici, comme le dit un critique libéral, celui-là même qui a le premier mis en relief l'opposition des deux opinions de M. Thiers sur le 18 brumaire, ici l'historien est digne du spectacle que donnent l'homme et l'époque; et nous ajouterons avec lui: << Nul avant M. Thiers n'avait montré d'une manière plus saisissante et sans esprit de parti l'excès du pouvoir détruisant le pouvoir et l'impuissance résultant de l'abus de la force1. »

1. A. Peyrat, Presse du 10 avril (2o article).

Nous ne parlerons pas aujourd'hui du tome XVIII qui a paru quelques mois après le précédent. Il reprend le grand drame de l'Empire à l'entr'acte des Cents-Jours. Deux autres volumes encore sont nécessaires pour le conduire au dénoûment de 1815, et ces deux volumes sont annoncés comme devant peu se faire attendre'. Alors M. Thiers qui a cru pouvoir, après la chute de 1814, juger le règne de Napoléon, essayera de porter sur l'homme lui-même un jugement complet, et le considérera comme militaire, politique, administrateur, législateur, penseur et écrivain. Il faut pour cela que sa carrière soit terminée. Or il lui reste à raconter encore deux solennelles épreuves: Napoléon en présence des puissances de l'Europe occupées à se partager

1. Malgré l'impatience du public, il serait à désirer que M. Thiers ne rédigeât pas la fin de cet ouvrage avec la précipitation dont son style porte malheureusement des traces. Ainsi on a relevé dans son XVIII volume l'incroyable phrase qui suit : « Tandis que M. le comte d'Artois, profitant de ses avantages personnels, avait jadis cherché et trouvé les plaisirs du monde, avait mené ainsi une vie frivole à la cour de Marie-Antoinette, puis l'heure du malheur arrivant, s'était repenti, était devenu dévot, et de son ancienne manière d'être n'avait conservé que la bonté, Louis XVIII, au contraire, privé des avantages physiques de son frère, avait cherché des dédommagements dans l'étude, s'y était appliqué, avait tâché de devenir un esprit sérieux, n'était devenu qu'un esprit orné, avait fréquenté les littérateurs de son temps, ceux du second ordre bien entendu, car ceux du premier ordre, tels que Montesquieu, Voltaire, Rousseau, auraient été trop compromettants pour un prince du sang, avait donné dans la philosophie, même dans la révolution, puis les mécomptes venus, sans se repentir comme M. le comte d'Artois, avait en philosophie conservé des opinions peu religieuses, en politique des opinions sages, et quand son frère se jetait dans les exagérations et les intrigues de l'émigration, avait évité les premières par modération naturelle, les secondes par aversion du mouvement, les unes et les autres pour se distinguer de son puîné qu'il n'approuvait pas, qu'il aimait encore moins, etc. » Dans une telle phrase, si étrangement construite, et tout simplement impossible à lire, Montesquieu, Voltaire, J. J. Rousseau viennent assez mal à propos, Montesquieu surtout, mort en 1755, l'année même de la naissance de Louis XVIII. Il suffit de signaler à un auteur de telles négligences, pour qu'on soit sûr qu'elles disparaîtront des éditions ultérieures.

nos dépouilles; Napoléon en présence de la liberté renaissante. Alors M. Thiers dira son exegi monumentum. Il le dit d'avance: « Après avoir jugé l'homme impartialement, notre tâche sera finie et nous laisserons la postérité juger notre jugement lui-même, si elle daigne s'en occuper, pour le reviser ou le confirmer. » Ce sera le vrai moment pour la critique de considérer le monument dans son ensemble et dans ses proportions, et de chercher à pressentir le jugement de la postérité elle-même.

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L'histoire autobiographique. Mémoires de M. Guizot.

Les livres d'histoire les plus difficiles à juger sont ceux où les événements susceptibles des interprétations les plus diverses sont racontés par les principaux acteurs euxmêmes. A ce titre, les Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, de M. Guizot 1, effarouchent la sincérité de la critique. Le rôle de l'écrivain, comme homme politique, la nature de son talent, l'accent particulier de son éloquence, rendent plus périlleuse encore la tâche d'apprécier ses écrits. Il y a dans la parole du chef des doctrinaires un tel ton d'autorité, dans son style quelque chose de si impérieux, dans son geste, dans sa personne, dans ses actes, un tel sentiment d'infaillibilité, qu'on a peine à ne pas prendre devant lui ou l'attitude d'un sujet ou des airs d'insurgé. Or, je voudrais bien ne paraître ni l'un ni l'autre. Le ministre de Louis-Philippe est un de ces hommes que je ne connais ni par leurs injustices ni par leurs bienfaits, et dont je puis parler, comme on dit, sine irá ac studio, quorum causas procul habeo.

M. Guizot est un homme trop absolu pour ne pas

1. Michel Lévy frères, t III; in-8.

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