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et réfractaire? Charles Nodier, dans une préface au Dictionnaire de Boiste, appelle de ses vœux un ouvrage de ce genre. Il avait lui-même fait le rêve d'un « Dictionnaire ontologique et rationnel qui serait autre chose qu'un amas confus de mots et qui pourrait « servir d'instrument à la pensée humaine; mais il n'avait pas osé l'entreprendre. Il le croyait même inexécutable, et plus tard il l'appelle « le bon Dictionnaire impossible qu'on ne ferapas.

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On a essayé à plusieurs reprises de faire ce dictionnaire impossible. Un modeste et patient lexicographe, M. Boissière, vient de l'entreprendre une fois de plus, et sur une assez grande échelle. Il s'est efforcé de dresser en partie double ce qu'il définit « le répertoire complet des mots par les idées et des idées par les mots. » Il l'intitule le Dictionnaire analogique de la langue française1.

Le plan de l'auteur consiste à grouper autour d'un mot tous ceux qui expriment des idées limitrophes. Au nom d'un instrument il rattachera les noms de celui qui le fabrique, de celui qui s'en sert, des effets qu'il produit, de la matière qui le compose, des accessoires ordinaires, de toutes les circonstances qui précèdent, accompagnent ou suivent son action. Sous le mot qui désigne un sentiment, se rangeront de même tous ceux qui expriment ses degrés et ses nuances, ses causes, ses effets, ses diverses manifestations, tous les rapports entre celui qui l'éprouve et les hommes ou les choses qui en sont l'objet. On comprend dès lors comment le mot qui échappe sera cerné de toutes parts par une foule d'analogues dont un seul suffit pour le ramener à nous. Supposez, par exemple, qu'un des mots qui expriment la violation de la loi, de la règle ou les effets qui en résultent, fasse défaut à votre mémoire, le mot récalcitrant sera relié à tous ceux qui expriment une idée du même ordre, et vous trouverez réciproquement

1. Larousse et Boyer, gr. in-8, A-FIL, 576 p.

les uns par les autres les mots achoppement, aggravation ou attenuation, barbarisme, blame, brèche, broncher, cas (vilain ou mauvais), chute, clocher, complice, contravention, contrebande, contre-sens, corps du délit, correctionnel, coulpe, coupable, crime, défaut, défendu (fruit), délit, démérite, désobéir, désordre, disculpation, écart, échappade, escapade, égarement, énormité, équipée, erreur, excès, expiation, faiblesse, etc., etc., au total une centaine de mots analogues que je vois réunis dans l'ordre alphabétique, sous le mot FAUTE, mais qui sont encore reproduits, suivant leurs nuances, dans des groupes différents, pour multiplier les chemins qui conduisent le chercheur vers chacun d'eux.

Trouver vite le mot qui répond à une idée, voilà l'utilité principale et directe du Dictionnaire analogique pour les personnes qui aiment à se servir d'un dictionnaire en écrivant leur langue. Je le comparerais volontiers au dictionnaire des rimes, dont les poëtes se servent plus souvent qu'ils ne veulent l'avouer. La rime n'est pas l'idée : elle ne doit venir qu'après, pour l'orner et lui donner du relief; mais quand elle vient la première, elle excite l'esprit et fait naître l'idée sur ses pas. Les analogies sont les rimes des choses; et un dictionnaire qui nous les livre ainsi par groupes, fournit aux esprits qui n'ont pas acquis une assez grande force de concentration pour faire sortir le mot avec l'idée du sujet lui-même (ce qui sera toujours la meilleure méthode de composition), un ingénieux artifice pour remédier à la stérilité de l'esprit comme aux défaillances de la mémoire.

Il est une autre utilité du livre de M. Boissière que les écrivains d'une certaine école priseront beaucoup. Je veux parler de ceux qui font consister le talent du style dans l'accumulation des mots. Surcharger la phrase de détails tourner et retourner une pensée, faire passer une même image sous une foule d'aspects et de formes, épuiser tous les mots qu'une idée peut éveiller, verser, en quelque sorte,

le dictionnaire entier sur leur papier : voilà ce qu'ils appellent de la ciselure littéraire. Un répertoire qui donne tous les groupes de mots autour de l'idée et tous les groupes d'idées autour du mot, va rendre un insigne service à ces orfévres de la paraphrase. Les voyez-vous parlant de l'artillerie avec plus de deux cents mots sous la main pour exprimer les divers engins, leurs parties, leurs usages, leurs effets et toutes les évolutions de ce jeu de la guerre, qui se prête dès lors à tous les jeux du style? Avec le secours du même livre, un romancier réaliste pourra facilement donner la couleur locale à ses descriptions. S'il vous conduit dans la boutique d'un confiseur, par exemple, il pourra vous dire toutes les formes et tous les noms que prend le sucre, et énumérer toutes les opérations de la bonbonnerie, comme un habitué du laboratoire. S'il vous fait passer ensuite dans l'atelier d'un charpentier, plus de deux cents termes techniques seront mis à sa disposition pour parler en maître de tous les instruments, de toutes les pièces, de tous les détails de l'art qui reconnaît saint Joseph pour patron.

Tels sont les services que l'on peut encore attendre du Dictionnaire analogique de la langue française, alors même que M. Boissière n'aurait pas réalisé ce « Dictionnaire ontologique et rationnel, le bon Dictionnaire impossible, rêvé par Ch. Nodier. Pour construire celui-ci, il faudrait, au lieu du simple rapprochement des mots, une analyse approfondie de la nature même des choses, qui n'entrait pas dans le plan de l'auteur; au lieu de la patience qui s'en tient à l'ordre purement alphabétique, il faudrait une puissance de classification dont Charles Nodier ne connaissait personne capable. Et il ne faut pas reprocher à M. Boissière de ne l'avoir pas déployée, puisqu'il a eu la modestie de ne pas y prétendre.

VARIÉTÉS.

1

L'histoire naturelle et la littérature. M. Alph. Esquiros.

Le chapitre Variétés, ouvert aux ouvrages qui rentrent difficilement dans les divisions des genres littéraires, nous permettra d'entretenir nos lecteurs d'une importante publication qui semble d'abord par son sujet même assez étrangère à nos études, de la Vie des animaux, du docteur Jonathan Franklin, traduite de l'anglais par M. A. Esquiros1. C'est un ouvrage d'histoire naturelle et de biographie anecdotique qui offre un tel intérêt et où le sentiment de la nature inspire si bien l'écrivain qu'on se demande quel peut être ce docteur étranger dont les ouvrages nous arrivent en France, sans avoir fait à l'auteur un renom légitime dans son pays. Car, il faut bien le dire, le docteur Jonathan Franklin n'a pas, au delà de la Manche, la réputation que son soi-disant traducteur va lui faire de ce côté. M. Esquiros lui consacre pourtant, dans l'introduction de son premier volume, une intéressante biographie. Ses voyages lointains, son séjour prolongé dans l'Inde, sa passion pour l'étude, l'obscurité de sa vie retirée ont empêché ses concitoyens de s'occuper beaucoup de ce savant enthousiaste qui étudiait les œuvres de Dieu pour le plaisir de les connaître et sans l'ambition de se faire connaître

1. Collection Hetzel, in-18; 6 vol. d'environ 350 p.

lui-même. Le vieux Jonathan, après bien des courses, bien des observations, une longue vie d'étude, n'a laissé que des notes, que des fragments. M. Esquiros les a réunis et en a formé un ouvrage entièrement nouveau dans lequel il a peut-être eu une part bien plus considérable qu'il ne l'avoue.

Quelle que soit l'origine de la Vie des animaux, que le docteur Jonathan Franklin ait eu, pour rester inconnu, de meilleures raisons encore que celles données par son éditeur, qu'il ne soit même, si l'on veut, qu'un mythe, c'est l'œuvre même et non l'homme que nous devons voir, ou plutôt c'est l'homme tel que l'œuvre le révèle. La première condition pour observer la nature, c'est de l'aimer. La science peut nous transmettre des classifications, des méthodes, mais les secrets de la vie ne se dévoilent qu'à ceux qui embrassent les êtres vivants dans une immense sympathie. Malgré tout ce qu'on dit de l'invariabilité de l'instinct, la véritable histoire naturelle est, comme l'histoire humaine, celle même de la vie des individus. Il y a une biographie des animaux, et elle se compose, dit M. Esquiros, comme la biographie des grands hommes, d'anecdotes recueillies par ceux qui les ont connus. « On ne peut donner une idée de leurs mœurs, de leur caractère, de leurs habitudes, que par le récit de ceux qui les ont observés et qui ont été admis dans leur intimité. » Il y aura donc dans ce livre de nombreux épisodes formant l'histoire des différents individus de la création. C'est un trait particulier aux ouvrages d'histoire naturelle écrits en Angleterre. M. Esquiros a trouvé chez les Anglais un autre avantage comme naturaliste. C'est le sens pratique qui les porte à s'efforcer de faire passer tous les animaux sauvages sous la main de l'homme. Ils ont poussé aussi loin que possible l'art de la domestication et celui de l'acclimatation.

La vie des animaux est écrite par le docteur Franklin ou par M. Esquiros moins avec l'esprit qu'avec le cœur. L'au

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