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»fe partager la befogne entre plu» fieurs Ecrivains, les engagemens » avec le Public font terribles, & la difficulté de plaire à tout le monde » eft défefpérante.

Il eft extraordinaire fans doute de voir un étranger venu en France à cinquante-trois ans, avec des connoiffances confufes & fuperficielles de la langue, ofer au bout de neuf ans composer une pièce pour le premier théâtre de la Nation; c'eft ce qui eft arrivé à M. Goldoni, & l'influence du gout françois fe combinant heureufement avec fon génie particulier Jui a fait produire le Bourru bienfai Jant, pièce qu'on peut regarder commé fon chef d'œuvre, & qui s'est toujours foutenue íur notre hétre avec le plus brillant fuccès: on entendra avec plai fir l'Auteur raconter lui-même ce qui fe paffa à la première repréfentation. «Je m'étois caché, dit-il, comme j'avois toujours fait en Italie, derrière la toile qui ferme la déco»ration; je ne voyois rient mais » j'entendois mes Acteurs, & les → applaudiffemens du Public; je me

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promenois en long & en large pen»dant la durée du Spectacle, forçant >> mes pas dans les fituations de viva» cité, les ralentiffant dans les inftants » d'intérêt, de paffion; content de »mes Acteurs, & faifant l'écho des applaudiffemens du Public.

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"La Pièce finie, j'entends des » battemens de mains, & des cris qui ne finiffoient pas. M. Dauberval » arrive, c'étoit lui qui devoit me 22 conduire à Fontainebleau. Je crois » qu'il me cherche pour me faire » partir point du tout; venez, » Monfieur, me dit-il, il faut vous montrer:-Me montrer! A qui?— » Au public, qui vous demande

כל

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Non, mon ami; partons bien vite, » je ne pourrois pas foutenir.... Voilà » M. le Kain & M. Brizard qui me » prennent par les bras, & me traî» nent fur le Théâtre.

» J'avois vu des Auteurs foutenir » avec courage une pareille céré» monie ; je n'y étois pas accoutumé : » on n'appelle pas les Poetes en Italie »fur la fcène pour les complimentei ; »je ne concevois pas comment un

>> homme pouvoit dire tacitement aux » Spectateurs: me voilà, Meffieurs, » applaudiffez-moi.

» Après avoir foutenu pendant quel»ques fecondes la position pour mci » la plus fingulière & la plus gênante, » je rentre enfin, je traverse le foyer » pour aller gagner le carroffe qui m'at» tendoit; je rencontre beaucoup de » monde qui venoit me chercher; je » ne reconnois perfonne, je defcends

avec mon guide ; j'entre dans la » voiture, ma femme & mon neveu ‹ » y étoient déjà montés : le fuccès » de ma Pièce les faifoit pleurer de joie, & l'hiftoire de mon apparition » fur le Théâtre les fait éclater de >> rire ».

כל

Après le fuccès du Bourru bienfaifant, M. Goldoni fe repofa quelque temps fous fes lauriers, comme il le difoit lui-même en badinant : la crainte de les flétrir par un ouvrage moins heureux, enchaînoit fon génie: enfin, cédant aux follicitations de fes amis à celle de fon amour-propre, il cherche un nouveau caractère, & jette les yeux fur l'Avare faftueux, origi

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mal qui eft parfaitement dans la nature, & dont la fociété offre une infinité de copies. La Pièce étoit destinée pour le Voyage de Fontainebleau ; mais elle ne put être jouée que la veille du départ du Roi, à caufe d'une maladie qui retint M. Préville un mois dans le lit: l'Avare faftueux fut reçu très froidement, & l'Auteur, fans vouloir appeller au Tribunal de la Capitale, du jugement de la Cour retira fur le champ fa Comédie. Pour la tirer un peu de l'oubli dans lequel elle est restée, M. Goldoni en donne dans fes Mémoires, un extrait trèsample, auquel il joint quelques-unes des meilleures fcènes : cela fuffit pour faire juger à tout connoiffeur que l'ouvrage a beaucoup de mérite: je doute cependant qu'on doive uniquement en attribuer la chûte au malheur des circonstances & à la foibleffe du jeu des Acteurs, comme le fait M. Goldoni. En général, les caractères tels que celui de l'Avare faftueux formés de deux paffions combinées qui fe combattent, ne font point affez ranchans, affez prononcés pour la

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multitude, il faut trop de connoiffance du cœur humain pour faifir des nuances fi délicates. C'est à la même caufe qu'il faut imputer le mauvais fuccès du Jaloux honteux, excellente Comédie de Dufreni, & celle où il a le mieux développé fon génie & le talent qu'il avoit de peindre la nature. En France, où la jaloufie eft profcrite par les mœurs, il n'y a guère que des Jaloux honteux; il femble qu'on ne puiffe pas expofer fur la fcène un Jaloux franc, tels qu'il y en a en Efpagne & en Italie; & ce fujet n'a jamais réuffi en France; mais le Jaloux honteux étoit fait pour y réuffir; il étoit dans les mœurs nationales, & cependant il n'a produit aucun effet, parce que le gros des fpectateurs n'a pas fenti le mérite de cé combat perpétuel entre la honte & la jaloufie, entre le caractère naturel & les mœurs du fiécle, qui met le principal perfonnage, pendant toute la pièce, dans un état violent, & affû rément très-théâtral.

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Une des anecdotes les plus curieufes de ces Mémoires, eft celle qui

concerne

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