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» Elle confifte à faire oublier ce qu'on → fçait, pour ne penfer qu'à ce qu'on a voit. J'ai lu Corneille; je fçais par » cœur le cinquième acte de Rodogune; » mais j'en oublie le dénouement; » & à mesure que la coupe empoisonnée » approche des lèvres d'Antiochus »je frémis, comme fi je ne fçavois » pas que Timagène arrive..... Effet « inexplicable, & pourtant bien réel » de l'illufion théâtrale. »

Il paroît que M. Marmontel eft bien perfuadé de cet effet de l'illufion puifqu'il en a fait l'épreuve fur luimême; cherchons maintenant l'article Illufion, & voyons ce qu'il en dira: » Dans la Tragédie, on a très-bien » obfervé que l'illufion n'eft pas complette. Elle ne peut pas l'être. Elle » ne doit pas l'être. Elle ne doit pas

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l'être, parce qu'il eft impoffible de » faire pleinement abstraction du lieu » réel de la représentation théâtrale » & de fes irrégularités. On a beau » avoir l'imagination préoccupée, les » yeux avertiffent qu'on eft à Paris, » tandis que la fcène eft à Rome; » & la preuve qu'on n'oublie jamais

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» l'Acteur dans le perfonnage qu'il représente, c'est dans l'inftant » même où on eft le plus ému, on » s'écrie: ah! que c'est bien joué! »on fçait donc que ce n'eft qu'un jeu: on n'applaudira point Augufte, » c'eft donc Brifard qu'on applaudit. » Mais quand, par une reffemblance parfaite, il feroit poffible de faire une pleine illufion, l'art devroit l'éviter, » comme la fculpture l'évite en ne » colorant pas le marbre, de peur » le rendre effrayant. Il y a tel spectacle dont l'illufion tempérée eft » agréable, & dont l'illufion pleine » feroit révoltante ou péniblement » douloureuse. Combien de perfonnes » foutiennent le meurtre de Camille ou de Zaire & les convulfions » d'Inès empoisonnée, qui n'auroient pas la force de foutenir la vue d'une querelle fanglante, ou d'une » fimple agonie, &c.

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La contradiction est évidente, &, fur cenouveau principe, M. Marmontel a fait un long article de l'illufion, où il nâge, d'un bout à l'autre, dans le vague & dans l'erreur. Il confond

Fillufion avec la réalité ; mais l'une eft à l'autre, ce que l'imitation eft à la vérité. Tel objet véritable nous infpireroit de l'horreur, qui, étant bien imité, ne nous cause qu'une émotion agréable. Une querelle fanglante, une agonie réelle ne produifent pas de Fillufion; mais une douleur ou un effroi véritable. L'illufion agit fur l'imagination; on fonge que l'on voit. La réalité agit fur les fens; on voit. La vue du fang qui coule, du mourant qui fe débat, produit bien un autre effet que l'idée imaginaire caufée par l'illufion. Auffi, lorsqu'on veut trop rapprocher l'imitation de la vérité, on n'augmente pás l'illufion, on la détruit. Si un Acteur perçoit une veffie pleine de fang cachée fous fon habit, , pour faire croire que c'eft fon fang propre qui coule; ou bien l'on verroit la fingerie, & l'on en riroit; ou l'on croiroit qu'il fe feroit bleffé, & l'on feroit effrayé. L'illufion ne feroit pas complette, comme le dit M. Marmontel: il n'y auroit plus d'illufion, L'illufion que produit une belle ftatue, n'agit pas fur les fens;

on voit bien d'abord que c'eft du marbre; mais en la contemplant, l'imagination travaille; on croit voir le Héros qu'elle repréfente; on partage le fentiment ou la paffion dont il femble animé ; c'eft alors qu'on oublie la matière, que les yeux re voyent plus le marbre; toute cette opération fe paffe dans notre efprit, & nous ne voyons qu'avec les yeux de l'ame. Si la ftatue eft colorée, loin d'augmenter l'illufion, elle l'empêche de naître, ou en nous effrayant réellement, ou en nous avertiffant de la fingerie & de la mal-adreffe de l'Artifte. Alors nos yeux feuls font occupés à chercher le marbre fous la couleur, & notre imagination réfroidie ne met plus une ame dans ce marbre; nous n'avons point d'illufion. C'eft donc par l'illufion que les Beaux-Arts nous raviffent & nous tranfportent ; c'eft là le charme que n'ont point les Sciences exactes; c'eft ce charme qui embellit tout, & qui fait de la jeuneffe le plus bel âge de la vie. Auffi n'eft ce guère qu'à cet âge qu'on jouit d'une illufion complette aux jeux da

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Théâtre; & plus cette illufion eft entière, plus le plaifir eft vif. Ce font les connoiffeurs blafés qui ne voient plus que la fcène & l'Acteur, parce que l'action ne paffe plus dans leur ame; leur imagination n'eft point émue; ils font méchaniquement frappés du jeu & de l'art du Comédien ; ils s'écrient; ah! que c'eft bien joué! mais ils ne verfent pas une larme ; ils n'ont aucune espèce d'illufion; ils font comme ceux qui diroient devant l'Apollon du Belvedere: ah! que ce marbre eft beau! ah le beau coup de cifeau! Mais celui qui eft dans une pleine illufion, oublie l'Actrice & le Théâtre, il n'applaudit point Gauffin, il pleure avec Ariane; & lorfque cette Amante défolée, cherche dans fon efprit quelle peut être fa rivale: eft-ce Megifte, Egle, qui le rend infidèle ? il lui crie d'une voix étouffée par les larmes; c'eft Phèdre, c'eft Phedre.

Ce n'eft pas d'aujourd'hui qu'on a trouvé que M. Marmontel avoit un goût un peu particulier ; fes élémens nous en offrent plus d'une preuve. Par exemple, il cite ces vers de

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