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Lundi 14 novembre 1853.

ÉTIENNE DE LA BOETIE,

L'AMI DE MONTAIGNE.

La Boëtie a été la passion de Montaigne; il lui a inspiré son plus beau chapitre, ou du moins son plus touchant; leurs deux noms sont à jamais inséparables, et sitôt qu'on parle d'amitié, on les rencontre des premiers, on les cite inévitablement, de même que lorsqu'on parle de l'amour d'une mère pour sa fille, on nomme Mme de Sévigné. La Boëtie mérite donc l'intérêt non-seulement des érudits, mais de tous ceux qui s'occupent des Lettres au point de vue de la morale et des sentiments les plus chers à l'homme. Il a laissé peu d'écrits, et ces écrits, productions de première jeunesse, ne représentent que très-imparfaitement sa forme intime et définitive, et cette supériorité qu'il faut bien lui reconnaître puisque Montaigne l'a si hautement saluée en lui. Il est curieux pourtant de l'étudier et de chercher à le deviner et à le découvrir dans ce qu'il a laissé. Dans ces dernières années et depuis quelque temps, La Boëtie a trouvé des investigateurs et des biographes qui se sont attachés particulièrement à le mettre en lumière. M. Léon Feugère, qui s'est fait si honorablement connaître par ses publications sur le XVIe siècle, a donné en 1845 une Étude sur la Vie et les Ouvrages de La Boëtie : l'année suivante il publiait les OEuvres complètes de La Boëtie (traités, traductions, poésies latines et françaises), recueillies et réunies pour la première fois (1), et il mettait

(1) Chez Jules Delalain, rue des Mathurins-Saint-Jacques.

ainsi à la portée de tous ce qui n'était jusque-là que la curiosité et le partage de quelques-uns. Comme amateur des vieux livres, on peut souffrir de cette divulgation des choses rares; comme partie du public et comme lecteur du commun, on ne saurait s'en plaindre. Un bibliophile des plus distingués, qui porte dans l'étude de Montaigne et de tout ce qui l'approche (et qui donc approche plus près de Montaigne que La Boëtie?) une passion noble et élevée, M. le docteur Payen a touché ce point dans un article inséré au Bulletin du Bibliophile (août 1846). En annonçant la publication de M. Feugère et en y applaudissant volontiers dans son ensemble, il a laissé percer un regret :

« Pourtant, bibliographiquement parlant, dit-il, je suis un peu blessé de cette sorte de profanation qui consiste à jeter à profusion à la multitude ce qui, jusque-là, avait été le partage de quelques lecteurs d'élite. Sans doute les grands génies dont s'honore l'intelligence humaine ont subi cette épreuve, et l'une de leurs gloires est d'y avoir résisté, mais les Sonnets de La Boëtic ne le classeront pas avec Pindare, Anacréon, Horace... J'accorde qu'il ne perdra pas à être envisagé de près; mais je crois qu'il gagnerait à être entrevu à distance. Le demi-jour seyait bien à cette grave figure du XVIe siècle; j'aimais à apercevoir cette grande âme, avec la perspective de trois cents années. Ses OEuvres d'ailleurs n'étaient point tellement rares qu'on ne pût les trouver en les cherchant, et la peine qu'on prend en ce cas est déjà du plaisir.

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J'ai voulu citer cette expression fidèle d'un regret d'amateur, parce qu'elle se rattache à un sentiment plus général, à celui que porte tout antiquaire et tout ami des souvenirs dans l'objet favori de son culte, dans ce coin réservé du passé où l'on a mis son étude, son investigation sympathique et pieuse, une part de son imagination et de son cœur, et où l'on ne voudrait appeler que ceux qui sont dignes d'en tout apprécier et comprendre. Mais qu'y faire ? le siècle marche, les voies publiques s'étendent, les rues s'élargissent, le grand chemin est partout. Qui, tous bientôt vont passer devant cette ruine, devant cette chapelle et cet autel détourné, devant ce site sauvage et mystérieux dont on savait presque seul les sentiers et dont on avait, l'un des premiers, reconnu le caractère. Les indifférents vont en juger comme les autres. Il en est des vieux livres comme des vieux débris de cloître, comme de tout ce qui fut autrefois le domaine ou-la religion d'un certain nombre. Sa

chons garder cette religion en nous, bien que désormais les profanes y soient de plus en plus admis pêle-mêle. Antiquaires, amateurs de tout genre, accoutumons-nous, jusque dans nos sujets de prédilection, à voir pénétrer et traverser les empressés et les indifférents. De quoi pourrait-on se plaindre à cet égard dans ce siècle de concours et de facilité universelle, lorsqu'on voit que ce ne sont plus seulement les pèlerins et les fervents, mais les simples curieux et les touristes qui chaque année s'en vont en foule même à Jérusalem?

Aujourd'hui, en s'occupant tout spécialement de La Boetie, M. Payen est venu payer tribut, à son tour, à cette noble mémoire, et lui convier des lecteurs. Dans la Notice qu'il publie (1), il est arrivé, à force de recherches, à quelques résultats nouveaux sur la vie et sur les écrits de cet ami de Montaigne il a trouvé surtout, à la Bibliothèque impériale, un manuscrit du traité de la Servitude volontaire, provenant de Henri de Mesmes, manuscrit meilleur et plus correct que les imprimés, et qui lui a permis de donner de ce traité une édition qu'on peut dire définitive. Avant de passer moi-même à l'étude de La Boëtie et de profiter du travail de mes guides et de mes devanciers, de M. Payen et de M. Feugère, je tiens à faire équitablement entre eux la part, telle que je la conçois. M. le docteur Payen, qui, au milieu des devoirs et de la pratique assidue de sa profession, a, depuis des années, concentré sa pensée la plus chère sur Montaigne, en l'étendant à tout ce qui intéresse cet objet principal de son admiration, est un de ces investigateurs ardents, sagaces, infatigables, qui ne connaissent ni l'ennui ni le dégoût de la plus ingrate recherche quand il s'agit d'arriver à un détail vrai, à un éclaircissement nouveau, à un fait de plus. Il est, si j'en ose parler d'après ceux qui le connaissent, de ces natures élevées, originales, qui ont besoin d'admirer, d'aimer, et qui, même dans l'ordre intellectuel, n'ont de satisfaction réelle que de se dévouer exclusivement à ce qu'ils aiment, à la mémoire illustre en qui leur sentiment de vénération et d'idéal s'est une fois logé. Tout ce qui y tient leur devient relique. « Je crains l'homme d'un seul

(1) Notice bio-bibliographique sur La Boëtie, l'ami de Montaigne, suivie de la Servitude volontaire, donnée pour la première fois, selon le vrai texte de l'auteur, d'après un manuscrit contemporain et authentique. (Paris, Firmin Didot, 1853.)

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livre,» a-t-on dit en plus d'un sens. On a lieu de le craindre, en effet, si en présence de cet homme on parle inexactement et à la légère de ce qu'il possède à fond et qu'il a étudié de longue main: il n'a qu'un mot à dire pour dénoncer votre erreur et pour la relever. Que d'autres craignent cet homme d'un seul livre pour moi, quand c'est M. le docteur Payen, bien au contraire, je le cherche, j'aime à le voir d'abord et à le consulter; et ce respect affectueux qu'il ressent pour l'objet de son étude, aisément lui-même il l'inspire. M. Léon Feugère, cet autre éditeur qui a bien mérité de La Boëtie, n'est pas et ne prétend pas être un amateur aussi déclaré ni aussi opiniâtrément en quête sur tel ou tel point, un défricheur ni un investigateur bibliographique du même genre il ne s'adresse qu'à ce qui peut intéresser plus généralement le public; universitaire des plus instruits, littérateur estimable, plein d'acquis, de culture, et utilement laborieux, il a pris à tâche de faire connaître avec étendue et de mettre aux mains de tout le monde des auteurs jusqu'ici peu répandus, et dont la lecture courante ne peut se faire qu'à l'aide d'un introducteur aussi complaisant qu'érudit. Sur Étienne Pasquier, sur Henri Estienne, sur La Boëtie, sur Mlle de Gournay encore, M. Feugère a fait une suite d'études consciencieuses et très-recommandables, qu'il ne faut point séparer des publications complètes ou partielles qu'il donne des OEuvres de ces vieux auteurs. Nul plus que lui n'aura contribué à vulgariser, dans le meilleur sens du mot, nos bons prosateurs du xvre siècle. Ainsi, par des voies différentes, nous arrivons à connaître plus entièrement et plus commodément La Boëtie, et nous apprenons sur son compte tout ce qu'on en peut savoir. Après cette justice rendue à des efforts et à des travaux qui me semblent si bien concourir et s'accorder, j'en viens à mon sujet même.

Étienne de La Boëtie (1), né à Sarlat en Périgord le 1er novembre 1530, était de deux ans l'aîné de Montaigne. Il fit ses études au collège de Bordeaux et montra une précocité surprenante. Le traité de la Servitude volontaire, qui, bien lu, n'est à vrai dire qu'une déclamation classique et un chefd'œuvre de seconde année de rhétorique, mais qui annonce

(1) On prononce assez ordinairement La Boëcie: autrefois et dans le pays on prononçait le 1, comme dans amitiéë.

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bien de la fermeté de pensée et du talent d'écrire, fut composé par lui, à seize ans, disent les uns; à dix-huit ans, disent les autres. Comme toute la jeunesse de son temps, et l'un des premiers, il prit feu au signal poétique donné par Du Bellay et par Ronsard, et il fit des sonnets dans leur genre. On a de lui également des vers latins qui sont infiniment préférables. Il traduisit aussi en français un traité de Xénophon et un autre de Plutarque. Pourvu d'une charge de conseiller au Parlement de Bordeaux à l'âge de vingt-deux ans (1552), il s'y trouva, cinq ans après environ, le collègue de Montaigne (1557), et tous deux à l'instant se lièrent. Cette intimité occupa les cinq ou six dernières années de la vie de La Boëtie, car il mourut le 18 août 1563, d'une maladie contractée dans une tournée qu'il avait faite pour le service de sa charge : il n'avait pas accompli sa trente-troisième année.

Montaigne, dans une lettre à son père, a raconté en détail les principales circonstances de cette mort à la fois stoïque et chrétienne surtout il nous a tracé, dans son chapitre sur l'amitié, un admirable portrait de sa liaison avec celui qu'il appelait presque dès le premier jour du nom de frère. Ce qui nous frappe dans tous les endroits où Montaigne parle de La Boëtie, ce n'est pas seulement l'affection, c'est le respect et l'admiration, sentiments que Montaigne, en général, ne prodiguait pas, mais qu'il pousse jusqu'à l'apparence de l'illusion lorsqu'il parle de son ami. Ainsi, il proclame hardiment cet homme de mérite mort à trente-deux ans, et qui n'avait été promu qu'à des charges locales et aux dignités de son quartier, il le proclame le plus grand homme, à son avis, de tout le siècle : il a connu, dit-il, bien des hommes qui ont de belles parties diverses, l'un l'esprit, l'autre le cœur, tel la conscience, tel autre la parole, celui-ci une science, celui-là une autre; «< mais de grand homme en général et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une en tel degré d'excellence qu'on le doive admirer ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m'en a fait voir nul; et le plus grand que j'aie connu au vif, je dis des parties naturelles de l'âme, et le mieux né, c'était Etienne de la Boëtie. C'était vraiment une âme pleine et qui montrait un beau visage à tous sens, une âme à la vieille marque, et qui eût produit de grands effets si sa fortune l'eût voulu... » En dédiant les vers latins

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