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lettres, il est à la fois orgueilleux et modeste; il a le sentiment de la puissance croissante de son ordre : « Cependant de tous les empires, celui des gens d'esprit, dit-il, sans être visible, est le plus étendu. Le puissant commande, les gens d'esprit gouvernent, parce qu'à la longue ils forment l'opinion publique qui tôt ou tard subjugue ou renverse toute espèce de despotisme. » Cette vérité est devenue, depuis, un lieu commun et commençait à l'être déjà. Mais en même temps il sait les inconvénients du bel-esprit, et de cette disposition contagieuse qui se croit propre à tout et qui ne l'est qu'à une seule chose. Il n'hésite pas à en définir les limites : « On ne voit guère d'hommes passionnés pour le bel-esprit, dit-il, s'acquitter bien d'une profession différente... Il n'y a point de profession qui n'exige un homme tout entier... Un homme d'imagination regarderait comme une injustice d'être récusé sur quelque matière que ce pût être. Les hommes de ce caractère se croient capables de tout... Les plus grandes affaires, celles du gouvernement, ne demandent que de bons esprits : le bel-esprit y nuirait, et les grands esprits y sont rarement nécessaires. Ils ont des inconvénients pour la conduite, et ne sont propres qu'aux révolutions; ils sont nés pour édifier ou pour détruire. » Toutes ces remarques faites au milieu du siècle, dans la pleine vogue des gens de lettres et avant toute expérience, témoignent de bien du sens. Les bons chapitres de Duclos n'ont que l'inconvénient d'être d'une observation morale trop suivie, trop continue, sans rien qui y jette du jour et de la lumière; ils sont semés de jolis mots qui gagneraient à être détachés, et qui sont faits pour circuler comme des proverbes de gens d'esprit :

<< L'orgueil est le premier des tyrans ou des consolateurs. » « L'esprit est le premier des moyens: il sert à tout et ne snpplée presque à rien. »

Il avait déjà dit ailleurs : « Tout est compatible avec l'esprit, et rien ne le donne. >>

« L'esprit n'est jamais faux que parce qu'il n'est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s'agit. »

Malgré ces éloges mérités, le livre de Duclos manque d'agrément, et eut peu de succès à son heure; l'effet général en est terne, et il y règne un air d'ennui. Il y a, à côté du neuf, des remarques communes, et le tout est trop entassé aucune

invention n'y jette la variété comme cela s'était vu dans les Lettres persanes. Si on le compare à Montesquieu et à La Bruyère, Duclos n'est qu'un second estimable, comme Nicole et Charron pouvaient l'être en leur temps. Vivant, il était de ces seconds qui payent de mine, d'autorité, et aussi d'argent comptant, et qui marchent en considération presque avec les premiers. Ses pensées morales ne sont guère que de la bonne monnaie courante bien frappée; mais, quand il parlait, il la faisait si bien sonner qu'elle doublait de valeur. J'ai cherché, parmi les portraits dessinés qu'on a de lui, celui qui nous rend le mieux l'idée de sa personne : c'est un portrait dessiné par Cochin et gravé par Delvaux. Duclos a cinquante-neuf ans : le profil est net, tranché, spirituel, le front beau, l'œil vif, ouvert et assez riant ; la ligne du nez et du menton est prononcée et bien formée sans rien d'excessif; la lèvre entr'ouverte et parlante vient de lancer le trait, elle n'a rien de trop mince; et l'ensemble de la physionomie non plus n'a rien de dur. Le cou fort et solide soutient une tête un peu roide, et l'attitude s'annonce comme résolue. En tout, c'est Duclos vu dans un beau jour, dans la netteté de son bon sens et avant dîner; c'est bien l'homme qui avait le droit de dire de lui-même, en faisant assez bon marché de ses ouvrages : « Mon talent à moi, c'est l'esprit. >>

Lundi 12 décembre 1853.

DUCLOS HISTORIEN.

Duclos a fait quelques ouvrages qui prouvent ou supposent de l'érudition: comme membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il y lut plusieurs Mémoires sur des points d'antiquité ou de moyen âge; mais la première production importante, par laquelle il rompit avec les romans et se déclara un écrivain tout à fait sérieux et solide, fut son Histoire de Louis XI, publiée en 1745 avec la nouvelle année. C'étaient là pour le public des étrennes tout autres que le conte d'Acajou publié l'année d'auparavant : elles ne prirent pas moins bien. Une préface vive, sensée, résolue, attirait d'abord l'attention. Duclos répondait à une première objection qui se présentait naturellement, à savoir, que la véritable Histoire de Louis XI était déjà faite par Philippe de Commynes. Commynes ne passa en effet de la Cour de Bourgogne à celle de France qu'en 1472, et n'assista point aux premières années du règne. Duclos allait plus loin: «Oserai-je avancer, disait-il, une proposition qui, pour avoir l'air d'un paradoxe, n'en est peut-être pas moins vraie: Ce ne sont pas toujours les auteurs contemporains qui sont le plus en état d'écrire l'histoire. Ils ne peuvent donner que des Mémoires dont la postérité fait usage. » Duclos remarquait avec raison que « l'homme de la Cour le plus instruit ne peut jamais l'être aussi parfaitement qu'un historien à qui l'on remettrait les actes, les lettres, les traités, les comptes, et généralement tout ce qui sert de fondement à l'histoire. » Or cette collection existe concernant Louis XI. L'abbé Le Grand, oratorien dans sa jeunesse, homme des plus laborieux, mort en 1733, avait passé trente ans de sa vie à

former un Recueil de toutes les pièces qui se rapportent à ce règne, et il avait composé sur ces matériaux des annales plutôt encore qu'une histoire. Duclos reconnaissait d'une manière ouverte les obligations qu'il avait au Recueil de l'abbé Le Grand, déposé dès lors dans la Bibliothèque du roi : « Son travail m'a été extrêmement utile et m'en a épargné beaucoup; c'est une reconnaissance que je lui dois, et que je ne saurais trop publier. Cependant je n'ai point suivi son plan ; j'ai encore moins adopté ses vues. » Il se flattait d'avoir apporté dans son travail plus de critique et de justesse. Il avait en même temps cherché à débarrasser le corps de l'histoire de tout ce qui retarde inutilement sa marche : « L'historien doit chercher à s'instruire des moindres détails, parce qu'ils peuvent servir à l'éclairer, et qu'il doit examiner tout ce qui a rapport à son sujet; mais il doit les épargner au lecteur. Ce sont des instruments nécessaires à celui qui construit l'édifice, inutiles à celui qui l'habite. L'historien doit tout lire, et ne doit écrire que ce qui mérite d'être lu. »

L'ouvrage était dédié au comte de Maurepas, que l'auteur avait connu familièrement dans la société. Un compliment adressé à ce ministre et d'un heureux tour avait singulièrement réussi : « Tous les dépôts, disait Duclos, m'ont été ouverts par les ordres de M. le comte de Maurepas, à qui le roi a confié le département des lettres, des sciences et des arts, comme s'il eût consulté ceux qui les cultivent. » Ces jolis mots ont toujours faveur en France, et, mis en tête même d'un livre grave, ils contribuent à sa fortune.

Celle qu'obtint d'abord le Louis XI de Duclos fut grande : « Le livre a été lu de tout le monde avec avidité, surtout des dames, dont il a mérité l'approbation; » c'est ce qu'écrivait l'abbé Desfontaines, assez favorable d'ailleurs à l'ouvrage (1): ce critique nous fait remarquer que des dames illustres et aimables s'intéressaient même au débit matériel et en plaçaient des exemplaires. En homme de collége qui s'égaye, il fit à ce sujet une petite épigramme latine dans le genre de Martial, qui commence par ces vers:

Inclyla dum narrat Ludovici Closius acta,

Fœmina dulciloqui pendet ab ore viri, etc., etc.;

(4) Jugements sur quelques Ouvrages nouveaux, tome VI, page 71.

et dont voici le sens : « Tandis que Duclos raconte les grandes actions de Louis XI, les femmes sont sous le charme, suspendues à son doux langage (Ce mot doux est sans doute ici un peu ironique, car Desfontaines vient de reprocher à Duclos le style haché et les brèves sentences). L'argent qui pleut de toutes parts fait l'éloge de l'auteur, et, si l'on en croit son libraire Prault, l'ouvrage est décidément immortel. Pourquoi donc, ô Ponticus, ces coups de crayon dont tu le notes et le censures par endroits? Peut-il n'être pas excellent, quand il est ainsi protégé par la beauté? que dis-je, protégé ! Vénus elle-même est en campagne pour lui briguer des suffrages, et le livre partout célébré est en vente jusque chez les Grâces. Bonsoir désormais le triste Apollon ! et bonsoir les ingrates Muses! que Vénus seule désormais protége mes écrits! » En un met, la comtesse de Rochefort, tout ce beau monde des Forcalquier, peut-être Mme de Pompadour elle-même, qui était alors dans le premier éclat de son début, entreprirent le succès du livre de Duclos et le lui firent. On poussait en même temps l'auteur à toutes voiles à l'Académie française, où il ne fut reçu pourtant que deux ans après (janvier 1747).

Voltaire, déjà historien, qui s'occupait de son Siècle de Louis XIV, et qui avait donné son Histoire de Charles XII, s'empressa d'applaudir à Duclos, et il lui laissa, en passant chez lui, ce petit billet des plus scintillants et qui semble écrit sous le coup de l'enthousiasme :

« J'en ai déjà lu cent cinquante pages; mais il faut sortir pour souper. Je m'arrête à ces mots : « Le brave Huniade Corvin, surnommé la « terreur des Turcs, avait été le défenseur de la Hongrie, dont Ladislas « n'avait été que le roi. »

<< Courage! il n'appartient qu'aux philosophes d'écrire l'histoire. En vous remerciant bien tendrement, monsieur, d'un présent qui m'est bien cher, et qui me le serait quand même vous ne me le seriez pas. — Je passe à votre porte pour vous dire combien je vous aime, combien je vous estime, et à quel point je vous suis obligé; et je vous l'écris dans la crainte de ne pas vous trouver. Bonsoir, Salluste. »

Ce billet est le plus vif de tous ceux qu'on lit dans la correspondance de Voltaire avec Duclos; car ils ne furent jamais dans des termes intimes ni bien tendres.

Le chancelier Daguesseau plus calme, qui connaissait le travail de l'abbé Le Grand et qui s'était autrefois confié en ce

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