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né à Hyères en Provence le 24 juin 1663, fils d'un notaire du lieu, montra de bonne heure ces grâces de l'esprit et de la personne, ces dons naturels de la parole et de la persuasion qui ont distingué tant d'hommes éminents sortis de ces mêmes contrées et qui semblent un héritage ininterrompu de l'ancienne Grèce. Il fit ses premières études à Marseille chez les Prêtres de l'Oratoire. On raconte qu'enfant, au sortir du sermon, son plus grand plaisir était de rassembler autour de lui ses condisciples et de leur répéter ou de leur refaire le discours qu'ils venaient d'entendre. Il entra dans la congrégation de l'Oratoire à Aix, le 10 octobre 1681, et alla faire l'année suivante sa théologie à Arles; puis il professa aux colléges de Pézénas et de Montbrison. Tout annonçait en lui la supériorité et un mérite fait pour briller, et l'on s'explique peu comment, vers cette époque, il écrivait au général de l'Oratoire SainteMarthe que, son talent et son inclination l'éloignant de la Chaire, il croyait qu'une Philosophie ou une Théologie lui conviendraient mieux. » Ce n'était sans doute qu'un dégoût passager qui le faisait parler de la sorte. Ici se présente ou se glisse une question délicate, et sur laquelle on n'a que des réponses obscures. Massillon jeune a-t-il connu les passions? Un de ses biographes (Audin) a raconté à ce sujet des détails qu'il dit tenir de source authentique: il s'ensuivrait que Massillon, dans cette première jeunesse, aurait eu quelques écarts de conduite qui l'auraient brouillé avec ses supérieurs, avec lesquels toutefois il ne tarda point à se réconcilier. J'ai trouvé dans les notes manuscrites de la Bibliothèque de Troyes une inculpation du même genre, mais provenant d'une source toute janséniste (1). Il n'y aurait, au reste, rien que de trèssimple et de très-naturel à cela : Massillon jeune, beau, doué de sensibilité et de tendresse, ayant du Racine en lui par le génie et par le cœur, put avoir en ces vives années quelques égarements, quelques chutes ou rechutes, s'en repentir aussitôt, et c'est à ces premiers orages peut-être et à son effort pour en triompher qu'il faut attribuer sa retraite à l'abbaye pénitente de Septfonts. Quand on lui demandait plus tard où il avait pris cette connaissance approfondie du monde et des

(1) Chaudon, dans une lettre au savant bibliographe Barbier, dit la même chose (Bulletin du Bibliophile, 1839, p. 617),

diverses passions, il avait le droit de répondre : « Dans mon propre cœur. »

Pendant qu'il professait la théologie à Vienne, il fut ordonné prêtre en 1692; il s'y essay ait dans la chaire; il y prononça l'Oraison funèbre de Henri de Villars, archevêque du diocèse; il alla prononcer à Lyon celle de l'archevêque M. de Villeroy, mort en 1693. Ces premiers succès semblèrent plutôt l'effrayer que l'enhardir: sa retraite à l'abbaye de Septfonts ne vint qu'après. Son séjour à cette abbaye des plus austères et réformée à l'image de la Trappe laissa dans l'âme de Massillon un souvenir des plus délicieux : il y avait goûté dans toute sa douceur le miel de la solitude. Il songeait sérieusement à s'y ensevelir, à y faire vœu de silence. Vers la fin de sa vie, il aimait à s'y reporter en imagination, et il regrettait quelquefois cette cellule où il avait passé dans la ferveur d'une paix mystique une ou deux saisons heureuses.

Le Père de La Tour, devenu supérieur général de l'Oratoire, le fit rentrer dans la congrégation et l'occupa à Lyon, puis à Paris au séminaire de Saint-Magloire, où il le mit comme un des directeurs. C'est là que Massillon commença à prendre tout à fait son rang par ses Conférences, le plus solide ou du moins le plus sévère de ses ouvrages. La vocation de la parole était désormais trop manifeste en lui pour qu'il songeât à y résister. Il alla, en 1698, prêcher le Carême à Montpellier, et enfin il fut appelé, en 1699, à le prêcher à Paris dans l'église de l'Oratoire de la rue Saint-Honoré : il avait près de trente-six ans.

Le succès fut grand et remua la ville. Louis XIV voulut cette même année (1699) entendre l'orateur à la Cour, et Massillon y prêcha l'Avent. Massillon prêcha une seconde fois à la Cour en 1704, et cette fois ce fut le Carême; il l'y prêcha encore en 1704 (1). Ces premiers sermons du Père Massillon (comme on l'appelait alors), son Avent, son Grand Carême, composent la partie la plus considérable et la plus belle de son œuvre oratoire. Le Petit Carême, plus célèbre, et qu'il

(1) Le Père Bougerel, dans son exacte Notice sur Massillon (Mémoires pour servir à l'Histoire de plusieurs Hommes illustres de Provence), ne parle que du Carême de 1704 prêché à la Cour par Massillon et ne dit rien du Carême de 1701. Tous ces points restent à éclaircir.

prècha en 1718 devant Louis XV enfant, appartient déjà à une autre époque et un peu à une autre manière. Après avoir beaucoup loué d'abord et préféré à tout le reste ce Petit Carême dans sa nouveauté, on a été peut-être un peu trop disposé depuis à le sacrifier aux ouvrages plus anciens de Massillon. C'est là un point à examiner à part. Quoi qu'il en soit, Massillon apparut dans toute sa force et dans toute sa beauté d'orateur sacré dès cette première époque de 1699 à 1704 et à ce point de réunion des deux siècles : il montra que le grand règne durait toujours, et que jusqu'en ce dernier automne la postérité des chefs-d'œuvre s'y continuait.

Les discours de Massillon ont cela de particulier, au point de vue littéraire, qu'ils ne furent jamais imprimés de son vivant; le seul de ses discours qu'il publia lui-même, et pour lequel il se vit critiqué, fut son Oraison funèbre du prince de Conti en 1709. A part ce morceau, la totalité des ouvrages de Massillon, y compris son Petit Carême, ne fut pour la première fois livrée au public qu'après sa mort et par les soins de son neveu en 1745. Je me trompe on avait essayé d'en dɔnner de son vivant une ébauche d'édition faite sur des notes et par des copistes (la sténographie n'existait pas alors); c'était sur cette édition incomplète, non authentique, que les critiques étaient réduits à le juger. Lorsque parut l'édition donnée par le neveu de Massillon et conforme en tout aux manuscrits, elle réunit donc tous les suffrages et satisfit à un grand désir des chrétiens et des gens de goût. On dit qu'elle rapporta au neveu dix mille écus. Il est constant que Massillon, dans ses années de retraite et durant ses loisirs d'évêque, avait beaucoup revu ses Sermons, qu'il les avait retouchés et peut-être refaits en partie. Les Jansénistes l'accusèrent d'en avoir altéré des endroits pour la doctrine. Il est à croire qu'il se contenta seulement d'y remettre plus d'accord et de justesse, en y laissant subsister la forme première et l'esprit. Un écrivain de nos jours, qui a parlé de Massillon avec une prédilection peu commune (1), a relevé dans cette édition même de 1745, qui est devenue le patron de toutes les autres, des locutions qu'il est difficile de ne pas croire des fautes d'impression, et il a exprimé le désir qu'on refit une comparaison du texte avec les

(1) M. de Sacy, dans un article du Journal des Débats du 4 mai 1852.

manuscrits. En attendant, et sauf quelques taches qui se perdent dans la richesse du tissu et comme dans les plis de l'étoffe, nous possédons un Massillon assez entier et assez accompli pour en jouir avec confiance et avec plénitude.

Quand Massillon parut, Bourdaloue terminait sa carrière : Bossuet, comme auteur de Sermons, avait clos la sienne au moment même où Bourdaloue commençait. Ainsi ces grandes lumières n'eurent point à se combattre ni à s'éclipser l'une l'autre, elles se succédèrent paisiblement et largement comme une suite de riches saisons ou comme les heures d'une journée splendide. L'innovation de Massillon, venant après Bourdaloue, fut d'introduire le pathétique et un sentiment plus vif et plus présent des passions humaines dans l'économie du discours religieux, et d'attendrir légèrement la parole sacrée sans l'amollir encore. C'est là l'effet que produiront, à qui saura les lire dans une disposition convenable, la plupart des Sermons de son Avent et de son Grand Carême. Qu'on se représente bien (pour s'en donner toute l'impression), et le cadre, et l'auditoire, et l'orateur : « Ne vous semble-t-il pas, disaient après des années les témoins qui l'avaient entendu, ne vous semble-t-il pas le voir encore dans nos chaires avec cet air simple, ce maintien modeste, ces yeux humblement baissés, ce geste négligé, ce ton affectueux, cette contenance d'un homme pénétré, portant dans les esprits les plus brillantes lumières, et dans les cœurs les mouvements les plus tendres? Il ne tonnait pas dans la chaire, il n'épouvantait pas l'auditoire par la force de ses mouvements et l'éclat de sa voix; non mais, par sa douce persuasion, il versait en eux, comme naturellement, ces sentiments qui attendrissent et qui se manifestent par les larmes et le silence. Ce n'était pas des fleurs étudiées, recherchées, affectées; non les fleurs naissaient sous ses pas sans qu'il les cherchât, presque sans qu'il les aperçût; elles étaient si simples, si naturelles, qu'elles semblaient lui échapper contre son gré et n'entrer pour rien dans son action. L'auditeur ne s'en apercevait que par cet enchantement qui le ravissait à lui-même (1). »

(1) On trouve cette vive et ingénieuse description dans la Réponse de M. Languet, archevêque de Sens, au Discours de réception du duc de Nivernais qui succéda à Massillon à l'Académie française (séance du 4 février 1743 ).

Massillon en chaire n'avait presque point de gestes: cet œil qu'il baissait d'abord, qu'il tenait baissé d'habitude : lorsqu'ensuite, à de rares intervalles, il le levait et le promenait sur l'auditoire, lui faisait le plus beau des gestes; il avait, a dit l'abbé Maury, l'œil éloquent. Ses exordes avaient quelque chose d'heureux et qui saisissait aisément, comme le jour où il prononça l'Oraison funèbre de Louis XIV, et où, après avoir parcouru en silence du regard tout ce magnifique appareil funéraire, il commença par ces mots : « Dieu seul est grand, mes Frères !... » ou comme ce jour encore où, prêchant pour la première fois devant ce même Louis XIV, à la fête de la Toussaint, et prenant pour texte Bienheureux ceux qui pleurent! il débuta de la sorte:

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« Sire,

Si le monde parlait ici à la place de Jésus-Christ, sans doute il ne tiendrait pas à Votre Majesté le même langage.

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Heureux le Prince, vous dirait-il, qui n'a jamais combattu que pour vaincre ; qui n'a vu tant de Puissances armées contre lui que pour leur donner une paix plus glorieuse (la paix de kyswick), et qui a toujours été plus grand ou que le péril ou que la victoire !

« Heureux le Prince qui, durant le cours d'un règne long et florissant, jouit à loisir des fruits de sa gloire, de l'amour de ses peuples, de l'estime de ses ennemis, de l'admiration de l'univers...!

Ainsi parlerait le monde; mais, Sire, Jésus-Christ ne parle pas comme le monde.

<< Heureux, vous dit-il, non celui qui fait l'admiration de son siècle, mais celui qui fait sa principale occupation du siècle à venir, et qui vit dans le mépris de soi-même et de tout ce qui passe...!

«< Heureux, non celui dont l'histoire va immortaliser le règne et les actions dans le souvenir des hommes, mais celui dont les larmes auront effacé l'histoire de ses péchés du souvenir de Dieu même, etc., etc. »

On voit le double développement, et avec quel art délicat et majestueux Massillon qui paraissait pour la première fois devant Louis XIV, et qui y venait précédé d'une réputation d'austérité, savait mêler le compliment et l'hommage à la leçon même.

Un critique très-fin (1) a dit de lui : « Le plan des Sermons de Massillon est mesquin, mais les bas-reliefs en sont superbes. » Je sais de plus que les hommes du métier, et qui

(4) M. Joubert.

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