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avoir gardé quelque chose du rêve de la monarchie pastorale selon le xvIIIe siècle pour s'écrier avec Lemontey : « Le Petit Carême de Massillon, chef-d'œuvre tombé du Ciel comme le Télémaque, leçons douces et sublimes que les rois doivent lire, que les peuples doivent adorer! » Il y a là un je ne sais quoi, en effet, du règne et du rêve de Salente.

Je tâche de résumer les impressions qui se mêlent à l'admiration si légitime et si durable qu'inspire le Petit Carême. Pour l'homme de goût qui le lit, il y manque, je le crois, un peu plus de fermeté dans les peintures et une variété de tons qui les grave plus distinctement. Pour le chrétien, il y manque peut-être vers la fin, dans l'ordre de la foi, je ne sais quelle flamme et quelle pointe de glaive, non contraire pourtant à la charité, et à laquelle on ne se méprend pas. Voltaire sentait cette pointe de glaive chez Pascal, chez Bossuet; il la sentait moins chez Massillon. Il se le faisait lire à tab'e, et cela ne le convertissait pas : « Les Sermons du Père Massillon, écrivait« il à d'Argental qui s'en étonnait un peu, sont un des plus « agréables ouvrages que nous ayons dans notre langue. « J'aime à me faire lire à table; les Anciens en usaient ainsi, « et je suis très-ancien. Je suis d'ailleurs un adorateur très<< zélé de la Divinité; j'ai toujours été opposé à l'athéisme; <«< j'aime les livres qui exhortent à la vertu, depuis Confucius « jusqu'à Massillon; et sur cela on n'a rien à me dire qu'à << m'imiter. >>

Il ne m'appartient pas de faire le rigoriste, ni de m'inscrire contre cette magie de l'expression et de la parole qui faisait que Voltaire ici ne se formalisait pas du fond pourtant, Massillon n'est-il pas un peu jugé par ce goût même si déclaré que Voltaire avait pour lui, et par cette faveur singulière dont il jouissait de ne pas déplaire à l'adversaire? car, malgré tout, c'est bien cela que Voltaire veut dire : « Tu as beau me prêcher, tu n'es pas de mes ennemis! » Il peut se tromper et il se trompe, mais il semble du moins deviner en lui une âme plus facile que ne le serait celle d'un Bossuet ou d'un Bourdaloue.

Ce n'est pas que le malin n'y reçût de temps en temps sa leçon au passage dans ce même Petit Carême, Massillon, comme s'il eût présagé à l'avance l'auteur de la Pucelle, a dit : « Ces beaux-esprits si vantés, et qui, par des talents

<«< heureux, ont rapproché leur siècle du goût et de la politesse << des Anciens; dès que leur cœur s'est corrompu, ils n'ont <«< laissé au monde que des ouvrages lascifs et pernicieux, où « le poison, préparé par des mains habiles, infecte tous les <«<jours les mœurs publiques, et où les siècles qui nous sui<< vront viendront encore puiser la licence et la corruption du << nôtre. >> Quand Voltaire entendait lire cela en dînant, quelle figure faisait-il?

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Massillon avait été nommé à l'évêché de Clermont en 1717, au refus de l'abbé de Louvois. Pauvre comme il était, ce fut un de ses amis, un riche généreux, l'un des Crozat, qui paya ses bulles. Le sacre de Massillon eut lieu le 16 décembre 1718, dans la chapelle même du roi, et ce jeune prince y voulut assister. Il est des heures où, après avoir longtemps attendu la fortune, on n'a plus qu'à la laisser faire. Massillon fut reçu à l'Académie française le 23 février 1719, en remplacement de ce même ami, l'abbé de Louvois, qui lui avait déjà valu l'évêché de Clermont (1). Les honneurs se payent toujours, en ce monde, par quelque complaisance. On a beaucoup parlé de celle de Massillon, qui consentit à être l'un des deux évêques assistants pour le sacre du cardinal Dubois, nommé archevêque de Cambrai; ce sacre eut lieu solennellement au Valde-Grâce (juin 1720). Duclos et Saint-Simon ont donné làdessus les seules raisons, et les meilleures, pour l'excuser de n'avoir pas dit non :

<< Dubois, dit Saint-Simon, voulut (pour second assistant) Massillon, célèbre prêtre de l'Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses grands talents pour la chaire, avaient fait évêque de Clermont... Massillon, au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit l'indignité de ce qui lui était proposé, balbutia, n'osa refuser. Mais qu'eût pu faire un homme aussi mince selon le siècle, vis-à-vis d'un Régent, de son ministre et du cardinal de Rohan? Il fut blâmé néanmoins et beaucoup dans le monde, surtout des gens de bien de tout parti; car, en ce point, l'excès du scandale les avait réunis. Les plus raisonnables, qui ne laissèrent pas de se trouver en nombre, se contentèrent de le plaindre,

(1) La tendre liaison et l'amitié de Massillon et de l'abbé de Louvois datait de dix-huit ou vingt ans. On a imprimé deux lettres de Massillon à l'abbé de Louvois, écrites de Paris en 1701, pendant le voyage du jeune abbé en Italie. ( Journal général de l'Instruction publigue, du 25 juin 1853.)

et on convint enfin assez généralement d'une sorte d'impossibilité de s'en dispenser et de refuser.

Notez en passant ce témoignage impartial du très-peu indulgent Saint-Simon sur les mérites et sur la vertu établie de Massillon. C'est précisément à cause de cette vertu et de cette considération que l'abbé Dubois l'avait choisi.

Ajoutez que, dans la pratique et dans l'usage de la vie, cette même vertu n'avait rien d'entêté ni de farouche: il y avait de l'Atticus chez Massillon.

Après ces retards inévitables, Massillon, âgé pour lors de cinquante-huit ans, se rendit en son diocèse en 1724, et n'en sortit plus qu'une seule fois pour venir prononcer à SaintDenis l'Oraison funèbre de la duchesse d'Orléans, mère du Régent (février 1723). Pendant les vingt et un ans qu'il résida dans son diocèse, il renonça à la prédication et à l'éloquence, soit, comme on l'a dit, que sa mémoire se fût lassée, soit que la paresse de l'âge se fût fait sentir; il se borna à faire, à l'occasion, quelques mandements et quelques discours synodaux. Cependant il pratiquait les vertus épiscopales, la charité, la tolérance très-rare alors à cause des disputes si animées sur la Bulle. Il mêlait à cette tolérance une sorte d'aménité d'homme du monde; il se plaisait à réunir à sa maison de campagne des Jésuites et des Oratoriens, deux sociétés assez peu disposées à s'entendre, et il les faisait jouer aux échecs c'était la seule guerre qu'il leur conseillât. Il faisait donner les sacrements à la digne nièce de Pascal, Mile Marguerite Périer, qui mourait à Clermont en 1733 à l'âge de quatre-vingt-sept ans, et qu'un curé moins sage voulait questionner sur certains articles au lit de mort. Il avait pour principe, quand la forme était sauve, d'éviter avant tout l'éclat. Les moins favorables à Massillon ne trouvaient d'autre reproche à lui faire que de l'appeler ce pacifique prélat : c'est le genre d'injure que le journal (janséniste) des Nouvelles ecclésiastiques lui adresse communément. Plus de détails sortiraient de mon cadre et appartiendraient à cette biographie ample et complète que je voudrais provoquer.

:

Le dernier ouvrage inachevé de sa vieillesse est une suite de Paraphrases morales des Psaumes. On y trouve des beautés, mais de plus en plus régulières et prévues dans leur ex

pansion même ; c'est le talent habituel de Massillon, moins le mouvement et l'action qu'il imprimait à ces sortes de développements dans ses discours, comme, par exemple, lorsqu'il paraphrasait si puissamment le De Profundis dans le sermon de Lazare. J'ai quelquefois pensé, dans le cours de cette étude, à la différence qu'il y a entre Bossuet et Massillon employant tous deux les textes de l'Écriture. Massillon établit sa paraphrase morale sur un texte qu'il déroule verset par verset et qu'il gradue; il met sa gerbe avec ordre et l'asseoit en quelque sorte sur les roues du char sacré : la marche en est égale, cadencée, nombreuse; au lieu que la parole de Bossuet se confond le plus souvent avec le char luimême, avec la roue enflammée qui emporte le Prophète.

Marmontel, destiné un moment dans sa jeunesse à l'état ecclésiastique, et qui avait étudié quelque temps à Clermont, eut l'occasion de visiter l'éloquent évêque, et, dans ses Mé. moires, il a fait de cet ancien souvenir une scène affectueuse dont l'impression générale au moins doit être fidèle :

«Dans l'une de nos promenades à Beauregard, maison de plaisance de l'évêché, nous eûmes le bonheur, dit-il, de voir le vénérable Massillon. L'accueil plein de bonté que nous fit ce vieillard illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et l'accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de mon jeune âge. Dans cet âge où les affections de l'esprit et celles de l'âme ont une communication réciproquement si soudaine, où la pensée et le sentiment agissent et réagissent l'un sur l'autre avec tant de rapidité, il n'est personne à qui quelquefois il ne soit arrivé, en voyant un grand homme, d'imprimer sur son front les traits du caractère de son âme ou de son génie. C'était ainsi que, parmi les rides de ce visage déjà flétri et dans ces yeux qui allaient s'éteindre, je croyais démêler encore l'expression de cette éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément pénétrante dont je venais d'être enchanté à la lecture de ses Sermons. Il nous permit de lui en parler, et de lui faire hommage des religieuses larmes qu'elle nous avait fait répandre. »

Les Sermons de Massillon n'étant pas imprimés de son vivant, il semble qu'il y ait ici un anachronisme : mais il se pouvait qu'il y eût quelques copies en circulation parmi les écoliers de Clermont, ou qu'une édition incomplète leur eût passé par les mains.

Massillon mourut le 18 septembre 1742, dans sa quatrevingtième année. Il ne vécut pas assez pour voir éclater, avec

les scandales publics de Louis XV, toute l'ironie des chastes promesses et des vœux dont le Petit Carême avait salué cette royale enfance. Avec lui expira la dernière et la plus abon- ̧ damment éloquente, la plus cicéronienne des grandes voix qui avaient rempli et remué le siècle de Louis XIV.

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