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avait osé menacer le Capitole, et qui fuyait à son tour, qui fuyait comme une femme, mais qui savait mourir comme une reine, le poëte s'écriait :

Et sans daigner chercher quelque honteux asile,
Elle a voulu périr, d'un visage tranquille,

Sur son trône ébranlé.

A cette heure, d'autres destinées appelaient déjà Daru et l'arrachaient pour un long temps à cette habitude littéraire et académique qui lui plaisait avant tout et qu'il était si fait pour goûter. Il croyait n'obéir qu'à l'impérieux devoir, il allait rencontrer une part plus belle et une palme plus haute. Heureux qui vit à portée d'un grand homme et qui a l'honneur d'être distingué par lui! Son existence se transforme, sa valeur se multiplie et se décuple dans une proportion jusque-là imprévue. Autrement, et livré à lui-même, il suivait sa vocation tout unie, plus douce, je le crois, droite, honorable, moyenne, avec considération sans doute, mais sans rien de grand ni d'immortel. Il en est tiré d'abord, et peut-être il s'en plaint tout bas; il est saisi d'une main sévère et appliqué avec toutes ses forces à des labeurs qui semblent longtemps ingrats et durs. Voyez-le il est surchargé, il est accablé. Mais le grand homme, dont le propre est de connaître les hommes mieux souvent qu'ils ne se connaissent eux-mêmes, a distingué en lui, sous l'enveloppe modeste, une capacité supérieure qu'il ne craint pas de forcer et d'élever tout entière jusqu'à lui. Il en use comme il usera de lui-même, sans ménagement, sans réserve. Honneur inespéré! un jour, une grande occasion s'est offerte; la trempe de l'instrument s'est révélée, elle est de première vigueur : elle ne fléchira ni ne se brisera sous aucun effort ni sous aucun poids, jusqu'à la fin, tant qu'il s'agira de l'utilité publique, du service du prince et de la patrie. Et c'est ainsi que cette part de labeur qu'on avait acceptée et qu'on ne s'était point choisie, cette part qui pouvait ne sembler d'abord qu'ennui et corvée inévitable, imposée à l'ami des Muses, devient sa gloire la plus sûre auprès de la postérité; car, à la suite et dans le cortège de celui qui ne mourra point, il a pris rang, lui aussi, comme témoin des prodiges, et il est entré dans l'histoire.

Lundi 20 février 1854.

M. DARU.

(Suite.)

La vie politique et administrative de M. Daru sous l'Empire n'est pas de ces sujets qui s'effleurent. Dans la difficulté d'y pénétrer sans entamer à fond le grand règne dont il fut l'un des exacts et puissants instruments, je me bornerai à bien définir la nature et l'étendue des charges dont il eut à s'acquitter, et ensuite nous retrouverons avec une agréable surprise l'homme de lettres au-dessous.

Ce fut d'abord au camp de Boulogne, où il servait sous M. Petiet son ancien ami qui était, à cette date, intendant général (1), et dont la santé s'altérait déjà, que M. Daru approcha souvent du Premier Consul, eut l'occasion d'écrire sous sa dictée, et commença à être particulièrement apprécié de lui. Il assista, après le projet de descente manqué, à la soudaine évolution du plan militaire et à l'enfantement de l'immortelle campagne de 1805. Il aimait à raconter comment, un

(1) Ou commissaire général; peu importe le titre. Une légère inadvertance commise à ce sujet, ou plutôt au sujet du vrai titre des fonctions de M. Daru au camp de Boulogne, inadvertance tout aussitôt réparée, a été pour moi l'occasion d'un procédé fâcheux et désobligeant que j'ai eu à essuyer. Ceux de mes lecteurs qui ont vu les lettres insérées dans le Moniteur des 21 et 22 février 1854 auront eu d'autant plus de peine à bien comprendre le point en contestation qu'ils auront été plus attentifs à la lecture des articles et à l'esprit qui les a dictés. Il me serait aisé aujourd'hui d'exposer dans une note les circonstances antérieures et peut-être les motifs de ce très-petit démêlé. Mais qu'est-ce que cela ferait au public?

matin, il la vit jaillir, en quelque sorte, tout entière du front lumineux jusque-là chargé d'un triple nuage. Pendant l'occupation de Vienne qui précéda et suivit Austerlitz, il fut nommé intendant général de la province d'Autriche en même temps que le général Clarke en était nommé gouverneur général; et bientôt après il fut l'un des commissaires pour l'exécution du traité de Presbourg (janvier 1806). Il devint intendant général de la Grande-Armée en octobre de cette même année. Il était depuis 1805 intendant général de la maison de l'Empereur, ce qui, de la part du souverain, indiquait le désir de le tenir habituellement rapproché de sa personne et de l'admettre à toute heure à son entretien. Pour donner une idée de l'immensité du travail administratif qui pesait sur M. Daru lorsque sa charge fut complète et après que l'Empereur eut pris en lui toute confiance, il suffit de remarquer qu'il cumulait une triple administration : 1° l'intendance générale de la maison de l'Empereur et des domaines privés de la Couronne; 2o l'intendance générale de ses armées qui prirent à dater de 1805 un développement de plus en plus considérable, croissant comme les projets mêmes et les plans du maître, tellement que partant de l'effectif d'Austerlitz, qui était de cent à cent vingt mille hommes, les armées en vinrent à s'élever en 1812 au chiffre de six cent mille; 3o à cette double administration M. Daru unissait, quand il y avait lieu (et alors il y avait lieu toujours), l'administration des pays conquis, laquelle s'accroissait aussi d'année en année. Ainsi, en 4806, par un décret daté du quartier général de Berlin (30 octobre), il était nommé, non plus comme l'année précédente, à Vienne, administrateur à côté d'un gouverneur, mais administrateur en chef unique des provinces prussiennes et autres, ayant sous sa garde et responsabilité les finances et les domaines, les contributions, la police, tout le pays. Il était délégué commissaire pour l'exécution de la Convention de Koenigsberg, commissaire encore pour l'exécution du Traité de Tilsitt (1807), chargé de pleins pouvoirs pour régler, de concert avec M. Siméon, la Constitution du royaume de Westphalie (1808). Les décrets de l'Empereur par lesquels il lui conférait ces hautes missions sont conçus en des termes qui sont de beaux titres de noblesse : « Prenant entière confiance dans le zèle et la fidélité à notre service du sieur Daru, membre de notre con

seil d'État..., lui donnons plein et absolu pouvoir...; promettant d'approuver tous les actes qu'il aura passés..., de regarder comme valides et irrévocables toutes les opérations qu'il aura terminées, etc. » (Décret d'Erfurt du 14 octobre 1808, et aussi celui de Dresde du 22 juillet 1807.) Ainsi des trois administrations dont M. Daru était inveşti en ces années, une seule, celle de l'intendance de la maison de l'Empereur, était fixe et déterminée dans sa circonscription; les deux autres s'étendaient incessamment et élargissaient vers la fin leur cercle dans une mesure qui dépassait les forces d'un seul homme, si athlétique qu'il fût. En avril 1844, M. Daru fut nommé ministre secrétaire d'État, ce qui fit trêve quelque temps dans son intendance générale des armées; mais il en reprit de fait les fonctions pendant la dernière partie de la campagne de 1812; et au mois de novembre 1813, devant l'imminence du danger, il quitta la secrétairerie d'État et devint ministre directeur de l'administration de la guerre, position moindre; mais était-ce descendre, et l'idée en venaitelle seulement à M. Daru quand il s'agissait de pourvoir de plus près aux nécessités de la France envahie?

Pour apprécier le caractère de l'homme d'administration en M. Daru, j'ai cherché à me bien rendre compte et de la nature et du détail même de certaines de ses fonctions, soit dans leur partie obéissante et passive, de pure exactitude, soit dans leur portion mobile et indéterminée, où l'exécution même demandait un degré d'initiative et des combinaisons qui se renouvelaient sans cesse je voulais ensuite rendre à mes lecteurs, dans une page générale et pourtant précise, l'impression que j'aurais reçue de cette analyse première. Mais cette page que j'avais l'ambition d'écrire, elle est tracée déjà, et par un homme qui était maître lui-même dans cet ordre de vues, et qui avait l'esprit d'organisation en plus d'une sphère, par Cuvier. Ayant à parler de M. Daru à l'Académie française, en présence de M. de Lamartine qui succédait à ce dernier, et qui, en le louant noblement, ne l'avait peut-être apprécié qu'à demi, M. Cuvier disait :

Après le général, c'est sur l'administrateur de l'armée que pèse la responsabilité la plus grave, la plus instantanée. Ces multitudes d'hommes dévoués qui ont fait d'avance à leur pays le sacrifice de leur sang et de leur vie, ne lui demandent que leurs besoins physiques, mais ils

les demandent impérieusement. Suivre par la pensée leurs masses diverses dans tous ces mouvements compliqués que leur imprime le génie du chef; calculer à chaque moment leur nombre sur chaque point; distribuer avec précision le matériel dont on dispose, apprécier celui que peut fournir le pays; tenir compte des distances, de l'état des routes, y proportionner ses moyens de transport, pour qu'à jour nommé chaque corps, la plus petite troupe, reçoive exactement ce qui lui est nécessaire: voilà une faible idée des devoirs de l'administrateur militaire. Qu'il se glisse dans ses calculs la moindre erreur, et les plus heureuses combinaisons de stratégie sont manquées, des foules de braves périssent en pure perte, la patrie même peut devenir victime d'une seule de ses fautes... »

Et il continue cette définition et ce tableau en l'élevant à toute sa hauteur. On se rappelle une page de Fontenelle récemment citée (1), où, faisant l'Eloge de M. d'Argenson, l'habile académicien a si parfaitement défini la multitude et la variété des soins que devait prendre à cette époque un bon lieutenant de Police dans une ville telle que Paris : Cuvier, en esquissant aussi à grands traits en quoi consiste l'administration d'une armée en campagne, la multitude des soins, leur précision impérieuse, les difficultés qui se rencontrent dans les choses et dans les hommes, et en nommant à la fin M. Daru comme personnifiant en lui l'idéal de l'administrateur, a égalé et peut-être surpassé la page de Fontenelle, dans un cadre, en effet, plus vaste et tout autrement imposant.

Assistant à la conception des plans les plus étendus et les mieux enchaînés, les écrivant le premier de sa main au moment où ils se produisaient au jour, les recueillant dans l'impétuosité du premier jet, devant à l'instant les embrasser avec développement et les saisir, s'associer en tout à la pensée qui les avait conçus et pourvoir sur les moindres points à l'exécution, M. Daru avait toutes les qualités et les forces d'un tel emploi. Je n'essayerai pas d'entrer ici dans des confidences prématurées : M. Daru, dans les dernières années, parlait sans doute volontiers des heures glorieuses qu'il avait passées dans le cabinet et sous la tente de l'Empereur; on a recueilli de sa bouche quelques anecdotes plus d'une fois répétées : mais l'ensemble de ses souvenirs reste tout entier intact, et il

(1) Dans le Moniteur du 12 février, article de M. Clément sur Voyer d'Argenson.

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