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rencontrer face à face avec son premier antagoniste, Dans le public, l'impression de cette querelle fut plutôt à l'avantage de La Motte; on ne jugea point du fond, mais uniquement de la manière, selon notre habitude. La Motte eut (toute proportion gardée) le genre de succès de Fénelon répondant à Bossuet dans ce grand duel théologique qui fit tant d'éclat. Il eut la faveur et la grâce; l'autre avait eu la raison et le poids. « On eût dit, remarque Voltaire, que l'ouvrage de M. de La Motte était d'une femme d'esprit, et celui de Mme Dacier d'un homme savant... La Motte traduisit fort mal l'Iliade, mais il l'attaqua fort bien. » La Motte avait orné sa défense de toutes sortes de jolis mots et de maximes de bonne compagnie : « Une douce dispute est l'âme de la conversation. » — « La diversité de sentiment est l'âme de la vie, et l'assaisonnement même de l'amitié. » — « Quand tout s'est dit de part et d'autre, la raison fait insensiblement son effet; le goût se perfectionne, et il s'affermit alors, parce qu'il est fondé en principe. » faut que les disputes des gens de lettres ressemblent à ces conversations animées, où, après des avis différents et soutenus de part et d'autre avec toute la vivacité qui en fait le charme, on se sépare en s'embrassant, et souvent plus amis que si l'on avait été froidement d'accord. » La Motte, en s'exprimant ainsi, parlait comme un homme froid et d'esprit dégagé, qui n'a pas la chaleur d'une conviction, et qu'un sentiment vif ne tourmente pas. Ceux qu'un amour ardent transporte s'accommodent moins aisément. La jeunesse du temps fut pour lui presque à l'unanimité : « Les jeunes gens, s'écriait « Mme Dacier dès les premières pages de son livre sur la Cor« ruption du Goût, sont ce qu'il y a de plus sacré dans les « États, ils en sont la base et le fondement; ce sont eux qui << doivent nous succéder et composer après nous un nouveau << peuple. Si l'on souffre que de faux principes leur gâtenț << l'esprit et le jugement, il n'y a plus de ressource. » La jeu nesse des premières années du XVIIIe siècle ne répondit pas, comme il aurait fallu, à cette parole de cœur où palpitait le zèle d'une amie : « M. de La Monnoye, écrivait Brossette à « J.-B. Rousseau (avril 1715), me mande que toute la jeu« nesse est déclarée contre le divin poëte, et que si l'Acadé<< mie française prenait quelque parti, la pluralité serait cer«<tainement pour M. de La Motte contre Mme Dacier. » Le

XVIIe siècle fut puni de cette partialité; en perdant tout sentiment homérique, il perdit aussi celui de la grande et généreuse poésie; il crut, en fait de vers, posséder deux chefsd'œuvre, la Henriade et la Pucelle; il faudra désormais attendre jusqu'à Bernardin de Saint-Pierre, André Chénier et Chateaubriand pour retrouver quelque chose de cette religion antique que Mme Dacier avait défendue jusqu'à l'extrémité, et la dernière du siècle de Racine, de Bossuet et de Fénelon.

Ces travaux redoublés, ces nobles ardeurs et ces chagrins des dernières années la consumèrent; elle mourut d'apoplexie le 17 août 1720, au Louvre, où son mari avait la charge de garde des livres du Cabinet par une exception glorieuse et qui n'avait point encore eu d'exemple, la survivance lui en avait été accordée à elle-même. Elle avait soixante-sept ans moins quelques mois quand elle mourut. Mme de Staal a raconté spirituellement, et avec ce grain d'ironie qu'elle met à tout, comment elle fut sur le point de remplacer à titre d'épouse cette femme illustre auprès de M. Dacier, qui ne pouvait ni se consoler, ni se passer d'une compagne, et qui finit bientôt par la suivre au tombeau (18 septembre 1722). On a fait de Mme Dacier, longtemps après elle, des portraits chargés et qui ne la peignent point exactement. Je laisse dans le mépris qu'il mérite un Mémoire odieux né de quelque rancune fanatique au sein du parti protestant qu'elle avait quitté (1). Quant à ce qui est de sa personne et de son caractère dans la société, un certain abbé Cartaud de La Vilate nous la représente sous une forme grotesque et ridicule qui ne fut jamais la sienne : « J'ai ouï dire, prétend-il facétieusement, à une personne qui a longtemps vécu avec elle, que cette savante, une quenouille à son côté, lui récita l'adieu tendre d'Andromaque à Hector avec tant de passion qu'elle en perdit l'usage des sens. >> Ce sont là des exagérations et des caricatures sans vérité; il ne faudrait pas croire que Mme Dacier fût devenue en vieillissant une demoiselle de Gournay, une sorte de sibylle qui

(4) On lit ce Mémoire dans la Bibliothèque française ou Histoire littéraire de la France (1735), tome I, page 31; on y voit Mme Dacier accusée de bigamie et de bien d'autres choses. Le seul point qui serait peut-être fondé, c'est qu'il y aurait eu à Saumur, du vivant de son père, un projet de mariage très-avancé entre Mlle Le Févre et un libraire de la ville appelé Jean Lesnier, mariage qui manqua et n'eut point de suite.

représentait avec emphase et solennité le bon vieux temps. Saint-Simon, le maître et le juge des mœurs sévères et bienséantes, a dit :

« La mort de Mme Dacier fut regrettée des savants et des honnêtes gens. Elle était fille d'un père qui était l'un et l'autre, et qui l'avait instruite. Il s'appelait Le Fèvre, était de Caen et protestant. Sa fille se fit catholique après sa mort, et se maria à Dacier, garde des livres du Cabinet du roi, qui était de toutes les Académies, savant en grec et en latin, auteur et traducteur. Sa femme passait pour en savoir plus que lui en ces deux langues, en antiquités, en critique, et a laissé quantité d'ouvrages fort estimés. Elle n'était savante que dans son cabinet ou avec des savants; partout ailleurs simple, unie, avec de l'esprit, agréable dans la conversation, où on ne se serait pas douté qu'elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. »

On ajoute << qu'elle était d'une assiduité opiniâtre au travail et ne sortait pas six fois l'an de chez elle, ou du moins de son quartier: mais, après avoir passé toute la matinée à l'étude, elle recevait le soir des visites de tout ce qu'il y avait de gens de lettres en France. >>

L'aimable et spirituel abbé Fraguier, le même qui, à l'apparition du premier manifeste de La Motte, avait fait en latin ce Vou public aux Muses de lire chaque jour de l'année 1714, avec son ami Rémond, mille vers d'Homère pour détourner loin de soi la contagion du sacrilége; l'abbé Fraguier, dans une Élégie également latine sur la mort de Mme Dacier, nous la représente arrivant aux Champs-Élysées et reçue par sa fille d'abord, cette jeune enfant qui court à elle les cheveux épars et en pleurant; puis l'Ombre d'Homère, pareille à Jupiter apaisé, sort d'un bosquet voisin et la salue comme celle à qui il doit d'avoir vaincu et de régner encore (Quod vici regnoque tuum est...). Pour elle, qui se mêle à ces illustres Ombres, elle est accueillie aussi par les femmes célèbres dont la renommée peut faire envie aux plus grands hommes; mais, jusqu'en cette demeure dernière et parmi ces naturelles compagnes, «< ce n'est ni Sapho ni la docte Corinne qui lui plaisent le plus, c'est plutôt Andromaque et Pénélope. »>

« Le silence est l'ornement des femmes. » C'est la seule sentence que Mme Dacier sut trouver sous sa plume, un jour qu'elle était vivement pressée par un gentilhomme allemand d'écrire sur un livre déjà rempli de noms illustres, sur un

album comme nous dirions. Il est vrai que c'est en grec qu'elle écrivait cette pensée et en se souvenant d'un mot de Sophocle.

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Je ne me suis pas même posé, durant toute cette Étude, cette question, pourtant si française Mme Dacier était-elle jolie? Il n'est pas à croire qu'elle le fût; mais on a vu par un mot de la reine Christine que, dans sa jeunesse, elle dut être une assez belle personne, et sans doute assez agréable d'ensemble. Dans le seul portrait qu'on a d'elle, elle est représentée déjà vieille, avec une coiffure montante et, je l'avoue, un peu hérissée, le voile rejeté en arrière, le front haut, les sourcils élevés et bien dessinés, la figure forte et assez pleine, le nez un peu fort, un peu gros, la bouche fermée et pensive; elle a de la fierté dans le port et quelque épaisseur dans la taille. Sa physionomie se prête peu aux nuances; mais en tout il y respire un air de noblesse, d'ardeur sérieuse et de bonté.

APPENDICE.

Je joins comme appendice à ce volume quelques articles qui ne sont pas de ceux du Lundi et qui ont été insérés dans le Moniteur, à savoir: une Notice sur un savant modeste; un Rapport que j'ai été chargé de faire sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques; et aussi un autre morceau de critique, qui a prêté (par ma faute sans doute) à un contre-sens que je tiens à rectifier.

NOTICE SUR M. G. DUPLESSIS (1).

Le 21 mai dernier (1853), l'Université et la littérature ont perdu un homme qui leur avait rendu de longs, modestes et utiles services, M. Gratet-Duplessis, ancien recteur de l'Académie de Douai.

Né à Janville (Eure-et-Loir), le 16 décembre 1792, M. Duplessis appartenait à cette génération qui fut la première à profiter de la renaissance des études et de cet heureux réveil qui se fit dans l'Université sous l'Empire. Quand de jeunes esprits partaient de cette impulsion première, donnée par M. de Fontanes, pour se porter bien au delà, M. Duplessis était de ceux qui se bornaient à marcher d'un pas ferme dans la voie toute pratique de science solide et d'application positive, où le précédaient les Gueneau de Mussy et les Rendu. Il était de ce petit nombre qui continuait la tradition et comme la race de l'ancienne Université dans la nouvelle.

Entré dans l'Université vers 1811, il professa dans divers colléges, et passa bientôt à des fonctions administratives élevées. Proviseur au collége d'Angers, inspecteur de l'Académie de Caen, puis deux fois recteur de l'Académie de Douai, et, dans l'intervalle, recteur de celle de Lyon, il fut mis à la retraite sur sa demande en 1842.

Au milieu de ces services universitaires, M. Duplessis n'avait cessé

(1) Moniteur du 31 mai 1853.

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