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ont fait une étude approfondie de ces orateurs de la Chaire, mettent Bourdaloue fort au-dessus de Massillon pour l'ordonnance et pour le dessin des ensembles. Toutefois j'avoue que les plans de ces Sermons de Massillon ne me paraissent point particulièrement mesquins, ils sont fort simples, et en ces matières c'est peut-être ce qui convient le mieux le mérite principal et le plus touchant consiste dans l'abondance du développement qui fertilise. Or, Massillon possède au plus haut degré cet art du développement; on pourrait même dire que c'est là son talent presque tout entier. Prendre un texte de l'Écriture et nous l'interpréter moralement selon nos besoins actuels, le déplier et l'étendre dans tous les sens en nous le traduisant dans un langage qui soit nôtre et qui réponde à tous les points de nos habitudes et de nos cœurs, faire ainsi des tableaux sensibles qui, sans être des portraits, ne soient point des lieux-communs vagues, et atteindre à la finesse sans sortir de la généralité et de la noblesse des termes, c'est là en quoi Massillon excelle. Il semble être né exprès pour justifier le mot de Cicéron : « Summa autem laus eloquentiæ est, amplificare rem ornando... Le comble et la perfection de l'éloquence, c'est d'amplifier le sujet en l'ornant et le décorant. » Il est maître unique dans ce genre d'amplification que Quintilien a défini « un certain amas de pensées et d'expressions qui conspirent à faire sentir la même chose : car, encore que ni ces pensées ni ces expressions ne s'élèvent point par degrés, cependant l'objet se trouve grossi et comme haussé par l'assemblage même. » Otez seulement à cette définition ce que le mot amas (congeries) a pour nous de pénible et de désagréable. Chaque développement chez Massillon, chaque strophe oratoire se compose d'une suite de pensées et de phrases, d'ordinaire assez courtes, se reproduisant d'ellesmêmes, naissant l'une de l'autre, s'appelant, se succédant sans traits aigus, sans images trop saillantes ni communes, et marchant avec nombre et mélodie comme les parties d'un même tout. C'est un groupe en mouvement, c'est un concert naturel, harmonieux. Buffon, qui estimait Massillon le premier de nos prosateurs, semble l'avoir eu présent à la pensée lorsque, dans son Discours sur le Style, il a dit : « Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées et en former

une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style. » Chez Massillon, cette allure naturelle n'avait aucun caractère de sévérité, mais plutôt un air d'effusion et d'abondance comme d'une fontaine coulant sur une pente très-douce et dont les eaux amon celées se poussent de leur propre poids. Massillon a plus qu'aucun orateur la source en lui et la fécondité du développement moral; et toutes les grâces, toutes les facilités de la diction viennent s'y joindre d'elles-mêmes, tellement que sa période longue et pleine se compose d'une suite de membres et de redoublements unis par je ne sais quel lien insensible, comme un flot large et plein qui se composerait d'une suite de petites ondes.

Massillon orateur, si nous avions pu l'entendre, nous aurait tous certainement enlevés, pénétrés, attendris: lu aujourd'hui, il n'en est pas de même, et, considéré comme écrivain, tous ne l'admirent pas au même degré. Il n'est pas donné à tous les esprits de sentir et de goûter également ce genre de beautés et de mérites de Massillon : il en est, je le sais, qui le trouvent monotone, sans assez de relief et de ces traits qui s'enfoncent, sans assez de ces images ou de ces pensées qui font éclat. Aimer Massillon, le goûter sincèrement et sans ennui, c'est une qualité et presque une propriété de certains esprits, et qui peut servir à les définir. Celui-là aimera Massillon, qui aime mieux le juste et le noble que le nouveau, qui préfère le naturel élégant au grandiose un peu brusque; qui, dans l'ordre de l'esprit, se complaît avant tout à la riche fertilité et à la culture, à la modération ornée, à l'ampleur ingénieuse, à un certain calme et à un certain repos jusque dans le mouvement, et qui ne se lasse point de ces lieuxcommuns éternels de morale que l'humanité n'épuisera jamais. Massillon plaira à celui qui a une certaine corde sensible dans le cœur, et qui préfère Racine à tous les poëtes; à celui qui a dans l'oreille un vague instinct d'harmonie et de douceur qui lui fait aimer jusqu'à la surabondance de certaines paroles. Il plaira à ceux qui n'ont point les impatiences

d'un goût trop superbe ou trop délicat, ni les promptes fièvres des admirations ardentes; qui n'ont point surtout la soif de la surprise ni de la découverte, qui aiment à naviguer sur des fleuves unis, qui préfèrent au Rhône impétueux, à l'Éridan tel que l'a peint le poëte, ou même au Rhin dans ses âpres majestés, le cours tranquille du fleuve français, de la royale. Seine baignant les rives de plus en plus élargies d'une Normandie florissante.

Telle est l'impression que me fait Massillon, lu aujourd'hui et étudié dans ses pages toujours belles, mais régulières et calmées. N'oublions jamais en le lisant qu'il y manque celui qui les animait de son action modérée et de sa personne, celui dont la voix avait tous les tons de l'âme, et dont le grand acteur Baron disait après l'avoir entendu : « Voilà un orateur! nous ne sommes que des comédiens. » N'oublions jamais que, dans cette éloquence si copieuse et si redoublée, chacun des auditeurs trouvait, à cause de cette diversité même d'expressions sur chaque point, la nuance de parole qui lui convenait, l'écho qui répondait à son cœur ; que ce qui nous paraît aujourd'hui prévu et monotone parce que notre œil, comme dans une grande allée, dans une longue avenue, court en un instant d'un bout de la page à l'autre, était alors d'un effet croissant et plus sûr par la continuité même, lorsque tout cela, du haut de la chaire, s'amassait, se suspendait avec lenteur, grossissait en se déroulant, et, ainsi qu'on l'a dit de la parole antique, tombait enfin comme des neiges.

L'action, il faut bien se le dire, ne saurait être dans un sermon ce qu'elle est dans les autres genres de discours; le mouvement ne saurait, sans inconvenance ou sans bizarrerie, y franchir certaines limites qu'il est admirable de savoir toujours atteindre sans jamais les dépasser. Dans un sermon de Carême sur les Fautes légères, je trouve un exemple de cette manière dont Massillon usait si bien pour associer son auditoire à ses descriptions et l'intéresser dans ce qui semblerait n'être qu'une énumération générale. Il s'applique à montrer qu'il n'y a point de fautes légères, que celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes; il s'adresse alors à son auditeur, il le prend à partie; il rappelle chacun directement à ses propres souvenirs : « Souvenez-vous d'où vous êtes tombé... » Et ici vient un de ces développements

dont j'ai parlé et où se révèle tout l'art de Massillon. «< On peut quelquefois, dit Voltaire, entasser des métaphores les unes sur les autres; mais alors il faut qu'elles soient bien distinguées, et que l'on voie toujours votre objet représenté sous des images différentes. » Et il cite un exemple de Massillon; il aurait pu aussi bien citer celui qu'on va lire :

<< Souvenez-vous d'où vous êtes tombé;... remontez à la première origine de vos désordres, vous la trouverez dans les infidélités les plus légères: un sentiment de plaisir négligemment rejeté; une occasion de péril trop fréquentée; une liberté douteuse trop souvent prise; des pratiques de piété omises: la source en est presque imperceptible; le fleuve, qui en est sorti, a inondé toute la terre de votre cœur ce fut d'abord ce petit nuage que vit Élie, et qui depuis a couvert tout le ciel de votre âme ce fut cette pierre légère que Daniel vit descendre de la montagne, et qui, devenue ensuite une masse énorme, a renversé et brisé l'image de Dieu en vous : c'était un petit grain de senevé, qui depuis a cru comme un grand arbre, et poussé tant de fruits de mort : ce fut un peu de levain, etc. »

Dans tout le cours de ce développement, il est impossible de s'arrêter et de mettre le point à aucun endroit ; c'est une seule et unique pensée qui'court par des branches multipliées et sous des couleurs diverses. Massillon, dans notre littérature, est l'auteur le plus parfait en ce genre de période harmonieuse.

Mais il ne s'en tient pas là; il ne fait en ce moment que de commencer à interroger son auditeur; il va le presser de plus en plus, le circonvenir, chercher à l'atteindre par toutes les surfaces jusqu'à ce qu'il ait rencontré le point vulnérable; et il en vient graduellement à une énumération et presque à une désignation plus frappante :

« Grand Dieu! s'écrie-t-il, vous qui vîtes dans leur naissance les déréglements des pécheurs qui m'écoutent et qui, depuis, en avez remarqué tous les progrès, vous savez que la honte de cette fille chrétienne n'a commencé que par de légères complaisances et de vains projets d'une honnête amitié: que les infidélités de cette personne engagée dans un lien honorable n'étaient d'abord que de petits empressements pour plaire, et une secrète joie d'y avoir réussi : vous savez qu'une vaine démangeaison de tout savoir et de décider sur tout, des lectures pernicieuses à la foi, pas assez redoutées, et une secrète envie de se distinguer du côté de l'esprit, ont conduit peu à peu cet incrédule au libertinage et à l'irréligion : vous savez que cet homme n'est dans le fond de la dé

bauche et de l'endurcissement que pour avoir étouffé d'abord mille remords sur certaines actions douteuses, et s'être fait de fausses maximes pour se calmer : vous savez enfin que cette âme infidèle, après une conversion d'éclat, etc. >>

De tels développements, amenés avec art au moment propice, qui planaient en quelque sorte sur tout l'auditoire, qui promenaient sur toutes les têtes comme un vaste miroir étendu où chacun pouvait reconnaître dans une facette distincte sa propre image, et se dire que l'orateur sacré l'avait révélé ; de tels développements qui, lus aujourd'hui, nous font un peu l'effet de lieux-communs, étaient alors, et sur place, des tableaux appropriés et de grands ressorts émouvants. Et après qu'il avait ainsi fait frissonner, en la touchant au passage, la plaie cachée de chaque auditeur, après qu'il avait dû sembler en venir presque aux personnalités auprès de chacun, Massillon se relevait dans un résumé plein de richesse et de grandeur; il se hâtait de recouvrir le tout d'un large flot d'éloquence, et d'y jeter comme un pan déployé du rideau du Temple :

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‹ Non, mon cher Auditeur, disait-il aussitôt en rendant magnifiquement à toutes ces chutes et à toutes ces misères présentes des noms bibliques et consacrés, non, les crimes ne sont jamais les coups d'essai du cœur : David fut indiscret et oiseux avant que d'être adultère : Salomon se laissa amollir par les délices de la royauté, avant que de paraître sur les hauts lieux au milieu des femmes étrangères : Judas aima l'argent avant que de mettre à prix son maître : Pierre présuma avant que de le renoncer: Madeleine, sans doute, voulut plaire avant que d'être la pécheresse de Jérusalem... Le vice a ses progrès comme la vertu ; comme le jour instruit le jour, ainsi, dit le Prophète, la nuit donne de funestes leçons à la nuit,.. »

Ici l'écho s'éveille et nous redit ces vers de l'Hippolyte de Racine:

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes...
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés...

On a souvent remarqué que Massillon se souvient de Racine et qu'il se plaît à le paraphraser quelquefois. Dans le Petit Carême, le royal enfant auquel il s'adresse, ce reste précieux de toute sa race, cet enfant miraculeux échappé à tant de débris et de ruines, rappelle à tout instant le Joas d'Athalie.

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