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MUNNOKËN

Lundi 7 novembre 1853.

LE BUSTE DE L'ABBÉ PRÉVOST".

On peut observer depuis quelque temps par toute la France un fait général, et qui est caractéristique de notre époque. Chaque province, chaque cité revient avec un esprit de curiosité et d'émulation sur son passé, sur ses origines, sur ce que son histoire locale a eu de mémorable, et elle s'honore de le consacrer par quelque monument. Et en particulier, les hommes remarquables, guerriers, prélats, savants, hommes de lettres, qui sont sortis avec éclat de la terre natale, y rentrent à l'état de personnages historiques après des années ou après des siècles, et y obtiennent d'un commun suffrage des bustes, des statues. Froissart à Valenciennes, Joinville en Champagne, le roi René à Angers, Du Cange à Amiens, Bossuet à Dijon, ce ne sont partout qu'inaugurations patriotiques et pieuses, et images ressuscitées de grands hommes. Il s'élève de toutes parts une sorte de biographie universelle en marbre et en bronze, et qui parle aux yeux. C'est là un noble et juste emploi de la statuaire. Aujourd'hui il s'agit d'une image plus modeste, mais chère à tous, du buste de l'abbé Prévost, et la cérémonie de cette inauguration, qui a eu lieu à Hesdin le dimanche 23 octobre dernier, a présenté le caractère d'une

(4) C'est la troisième fois que je parle de l'abbé Prévost, et chaque fois j'ai tâché, sans trop me répéter, d'ajouter quelque chose à ce qu'on savait déjà de lu". (Voir Portraits littéraires, édition Didier de 1852, tome 1, page 259; et Derniers Portraits littéraires, édition Didier, 1852, page 443.)

fête de famille, qui allait bien au souvenir du romancier plus aimable et plus touchant que solennel.

L'abbé Prévost, comme on sait, est né à Hesdin le 1er avril 4697. Son père, avocat en Parlement, était procureur du roi au bailliage. Sa famille, une des anciennes du pays, comptait des magistrats, des échevins, des curés de la ville, des militaires. Un neveu de l'abbé Prévost, M. Prévost de Courmières, lieutenant-colonel de dragons et chevalier de Saint-Louis, né en 1747 et mort en 1838, se trouvait auprès de l'abbé dans le temps même de sa mort. A la fête de l'autre jour assistait un petit-neveu du même nom, M. Prévost, doyen du Conseil général du département dont il fait partie depuis plus de trente-deux ans, maire de la ville d'Hesdin pendant trente-cinq ans jusqu'en 1848, considéré et vénéré de ses concitoyens pour les services qu'il n'a cessé de leur rendre, et vivant aujourd'hui dans la retraite. Le maire actuel de la ville, M. Houzel, est un arrière-neveu de l'abbé Prévost par sa mère, et M. Laisné, directeur de la comptabilité au ministère de l'Intérieur, et que je ne puis nommer sans me rappeler notre amitié d'enfance, est un arrière-neveu de l'abbé, par sa mère également. C'est de M. Laisné qu'est venue la première idée de remplir ce devoir public envers son grand-oncle, et de lui faire décerner cet honneur (1). On conçoit qu'avec tous ces souvenirs vivants, en présence de ces membres d'une famille qui est encore aujourd'hui pour la cité ce qu'elle était il y a plus d'un siècle, la fête qui se célébrait, il y a quinze jours, dans la jolie ville d'Hesdin n'était pas une solennité ordinaire, toute d'apparat et de curiosité; il s'y mêlait un intérêt amical et commun, et ce n'était que justice. Était-ce bien pour l'abbé Prévost, pour l'auteur de ces romans et de ces mille écrits qu'ils n'ont point lus, que se pressaient vers la ville, dès le matin du dimanche 23, les habitants des communes rurales d'alentour, tellement que le travail des moulins chômait et qu'il ne restait dans les villages qu'une seule personne par maison pour la garde des enfants et des bestiaux? Était-ce pour l'auteur de Cléveland,

(1) Sur la demande de M. Laisné, M. Romieu, directeur alors des Beaux-Arts, proposa à M. le comte de Persigny d'accorder à la ville d'Hesdin le buste en marbre de l'abbé Prévost; la décision du ministre est du mois d'août 1852.

du Doyen de Killerine et de Manon Lescaut, que ces dignes gens se mettaient en fête, ou bien par reconnaissance pour la famille d'administrateurs municipaux, d'échevins, de magistrats héréditaires, dont le souvenir se lie dans leur idée à celui d'une bienveillance constante et d'une équitable protection? Pour moi, j'aime à ne point séparer ces divers mobiles, et il me semble que, même au point de vue littéraire, ils méritent de s'unir et de se confondre. Si l'abbé Prévost, en effet, a répandu et comme réfléchi sur les siens une partie de sa célébrité littéraire et quelque chose de la faveur romanesque qui s'attache à son nom, il leur a dû, il a dû à l'excellente éducation qu'il reçut de ses pères et à la souche honnête et saine dont il sortait, de garder toujours, même au milieu des vicissitudes d'une vie trop souvent irrégulière et abandonnée, le fonds essentiel de l'honnête homme, de l'homme comme il faut. Comme son Des Grieux, il conserve, à travers toutes les phases et les légèretés de sa première vie, un air noble et qui sent sa qualité et son monde; c'est l'homme bien élevé qui se marque toujours sous sa plume jusque dans l'écrivain de métier et dans l'auteur trop assujetti. Ainsi donc, il dut beaucoup dès le principe à sa famille et à sa race du bon pays d'Artois, comme il l'appelait; même lorsqu'il affligeait ses proches par ses écarts et qu'il les étonnait par ses aventures, il continuait de leur être fidèle par bien des traits et de leur appartenir d'une manière reconnaissable et aujourd'hui, après un siècle presque écoulé, lorsque la renommée a fait le choix dans ses œuvres, lorsque l'oubli a pris ce qu'il a dû prendre et que, seule, la partie immortelle et vraiment humaine survit, aujourd'hui, en leur apportant plus que jamais ce renom de grâce, de facilité, de naturel, de pathétique naïf, qui est son lot et qui le distingue, il trouve encore à leur emprunter de cette estime solide, de cette autorité bien acquise et de cette considération publique universelle qui s'ajoute si bien à la gloire. Disons-le sans détour, l'abbé Prévost, reparaissant à Hesdin sous forme de marbre et couronné de la main de ses compatriotes, ce n'est pas seulement l'homme célèbre qui est salué avec respect, c'est à la fois moins et plus, et c'est mieux : c'est l'Enfant prodigue qui, après une longue absence et après avoir longtemps fait parler de soi en bien des sens, illustré par ses

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erreurs mêmes et par cette sorte de magie qu'il n'est donné qu'au génie d'y répandre, a terminé son temps d'exil, et qui revient plus aimé, plus embrassé de tous, fêté même et pardonné par les plus sévères.

L'habile artiste, auteur du buste, semble l'avoir ainsi compris. M. Dubray, s'inspirant du beau portrait de l'abbé Prévost par Schmidt, portrait qui fut placé d'abord en tête du tome Ier de l'Histoire générale des Voyages (1746), y a changé ou adouci quelques traits. C'est toujours le même âge de quarante-cinq à quarante-huit ans, mais avec une fleur retrouvée de jeunesse. Dans la gravure, l'abbé Prévost a quelque chose de plus fier, de plus hardi au milieu de sa physionomie aimable; dans le buste, il y a je ne sais quoi de plus affectueux répandu sur l'ensemble. La grâce avec l'indulgence y respire; la bouche exprime la bonté ; l'œil large et spirituel, le coin souriant des lèvres, la rondeur et la mollesse des tempes, composent une physionomie ouverte et sensible, où la joie laisse percer peut-être un dernier fonds de tristesse. C'est bien avec ce front et ce visage que l'abbé Prévost devait rentrer parmi les siens, et qu'il doit répondre désormais à leur hommage attendri.

Le samedi 22 octobre, veille de l'inauguration, une pierre commémorative en marbre noir, avec une inscription en lettres d'or, a été posée au-dessus de la porte d'entrée de la maison où il est né, et qui appartient encore à la famille. La rue de l'Empereur (ainsi nommée de l'Empereur Charles-Quint), dans laquelle est située la maison natale, était toute pavoisée et ornée de guirlandes de fleurs et de verdure en long et en travers, de sorte que les façades des maisons en étaient trèsélégamment décorées, et que l'on circulait sous une espèce de berceau réellement très-joli. J'écris ici sous la dictée d'un témoin fidèle. Devant la maison natale était suspendu une sorte de dôme, également formé de guirlandes naturelles et qui produisait un effet charmant; enfin, on y avait déjà disposé les mâts vénitiens et les lanternes de papier de couleurs vives et variées pour l'illumination du soir. A la chute du jour cette illumination officielle eut lieu; et en même temps toutes les fenêtres des maisons de la rue se couvrirent d'une ligne de feux que les habitants s'empressaient d'allumer. La musique municipale vint devant la porte de la maison exécuter

des fanfares et des symphonies pendant toute la soirée. Ce n'était que le prélude de la fête du lendemain.

Ce lendemain dimanche, à trois heures de l'après-midi, la fète commença. Le buste avait été placé pour ce jour en dehors de l'Hôtel-de-Ville, dont le caractère primitif a dès longtemps disparu sous les restaurations diverses, mais qui a conservé de son ancien style une espèce de tribune en saillie à deux étages et avec dôme: c'est ce qu'on appelle la Bretèche, terme fort en usage dans les Coutumes d'Artois pour désigner « le lieu où se font les cris, publications et proclamations de Justice. » C'est au premier étage de cette espèce de perron ou balcon de l'Hôtel-de-Ville que le buste avait été posé. Des deux côtés on avait construit un amphithéâtre avec gradins, et la décoration de la place était d'un effet très-pittoresque. M. le comte du Hamel, préfet du Pas-de-Calais, M. Watebled, député au Corps législatif, M. Delalleau, recteur de l'Académie départementale, et autres personnes notables et de distinction, appelés par leur rang ou invités, parmi lesquels on remarquait M. Vincent, membre de l'Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres) et enfant d'Hesdin, formaient le groupe d'honneur. M. le préfet donna le signal par quelques paroles bien senties, où l'administrateur montrait qu'il se ressouvenait de l'homme de lettres. Le voile qui couvrait le buste tomba; la figure tout d'un coup se découvrit. J'ai sous les yeux un certain nombre de discours qui ont été successivement prononcés. M. le docteur Danvin, premier adjoint, et le suppléant, dans toute cette journée, de M. le maire d'Hesdin qui ne voulut être autre chose que le premier des invités et qu'un membre de la famille, M. Danvin parla d'abord, puis M. Delalleau, puis M. Vincent. Je n'ai point à analyser ces discours qui d'ailleurs ne sentent point du tout le panégyrique, et qui se recommandent par une étude consciencieuse de l'écrivain célèbre qui en était l'occasion et le sujet. Je dois dire avec reconnaissance, au nom des critiques de Paris absents qui se sont autrefois occupés de l'abbé Prévost, qu'ils n'y furent point oubliés : M. Jules Janin, M. Gustave Planche, d'autres encore, eurent les honneurs de la citation: ce fut un titre ce jour-là d'avoir bien parlé de Manon Lescaut.

Quoique je ne prétende point donner un récit complet de la fête, j'indiquerai encore, après les discours, une Cantate qui

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