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jamais été capables de faire aucune chose qu'il ne l'eût auparavant ordonnée, nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes, si nous entreprenions d'accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c'est-à-dire d'embrasser et comme limiter avec notre entendement toute l'étendue de notre libre arbitre et l'ordre de la Providence éternelle 1.

41. Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la toute-puissance divine.

Au lieu que nous n'aurons point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l'a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d'intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu; mais que nous n'en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées; et que d'autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l'indifférence qui est en nous, qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous

1. «... Avant qu'il nous ait envoyés en ce monde, il a dit exactement quelles seraient toutes les inclinations de notre volonté ; c'est lui-même qui les a mises en nous; c'est lui aussi qui a disposé toutes les autres choses autour de nous, pour faire que tels et tels objets se présentassent à nos sens à tel ou tel temps, à l'occasion desquels il a su que notre libre arbitre nous déterminerait à telle ou telle chose, et il l'a ainsi voulu; mais il n'a pas voulu pour cela l'y contraindre. » Lett., IX, 374.

aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature 1.

42. Comment encore que nous ne voulions jamais faillir, c'est néanmoins par notre volonté que nous faillons.

Mais, parce que nous savons que l'erreur dépend de notre volonté et que personne n'a la volonté de se tromper, on s'étonnera peut-être qu'il y ait de l'erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu'il n'y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s'en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu'il ne connaît pas distincte

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1. Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu'en ne pensant qu'à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indépendant; mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent de lui, et par conséquent que notre libre arbitre n'en est pas exempt. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait créé des hommes de telle nature que tous les actes de leur volonté ne dépendaient point de la sienne, pour ce que c'est le même, que si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et infinie finie, puisqu'il y a quelque chose qui n'en dépend point, et infinie, puisqu'il a pu créer cette chose indépendante. Mais comme la connaissance de l'existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d'être assuré de notre libre arbitre pour ce que nous l'expérimentons, et le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre arbitre ne nous doit point faire douter de l'existence de Dieu, car l'indépendance que nous expérimentons et sentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n'est pas incompatible avec une dépendance qui est d'autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu. » Lett., IV, 368.

ment; et même il arrive souvent que c'est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l'ordre qu'il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu'il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n'ont pas assez de connaissance.

43. Que nous ne saurions faillir en ne jugeant que des choses que nous apercevons clairement et distinctement.

Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement; parce que Dieu n'étant point trompeur, la faculté de connaître qu'il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l'étendons point au delà de ce que nous connaissons1. Et quand même cette vérité n'aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n'en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.

44. Que nous ne savrions que mal juger de ce que nous n'apercevons pas clairement, bien que notre jugement puisse être vrai, et que c'est souvent notre mémoire qui nous trompe.

Il est aussi très certain que tous les fois que nous approuvons quelque raison dont nous n'avons pas une connaissance bien exacte, ou que nous nous trompons,

1. «Et bien que notre esprit ne soit ni la règle des choses ni celle de la vérité, du moins doit-il l'être de ce que nous affirmons ou nions; en effet, rien de plus absurde, de plus inconsidéré, que de vouloir porter un jugement sur des choses auxquelles, de notre propre aveu, nos perceptions ne sauraient atteindre. » Lett., X, 202.

ou si nous trouvons la vérité, comme ce n'est que par hasard, que nous ne saurions être assurés de l'avoir rencontrée, et ne saurions savoir certainement que nous ne nous trompons point. J'avoue qu'il arrive rarement que nous jugions d'une chose en même temps que nous remarquons que nous ne la connaissons pas assez distinctement, à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons jamais juger de rien que de ce que nous connaissons distinctement auparavant que de juger. Mais nous nous trompons souvent, parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses, et que tout aussitôt qu'il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu'en effet nous n'en ayons jamais eu une connaissance bien exacte.

45. Ce que c'est qu'une perception claire et distincte.

Il y a même des personnes qui en toute leur vie n'aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif1; de même que nous disons voir clairement les objets, lorsqu'étant présents à nos yeux ils agissent assez fort sur eux, et qu'ils sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres qu'elle

1. « La connaissance intuitive est une illustration de l'esprit par laquelle il voit en la lumière de Dieu les choses qu'il lui plaît de lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la Divinité. » Lett.,

X, 130.

ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut1.

46. Qu'elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire.

Par exemple, lorsque quelqu'un sent une douleur cuisante, la connaissance qu'il a de cette douleur est claire à son égard, et n'est pas pour cela toujours distincte, parce qu'il la confond ordinairement avec le faux jugement qu'il fait sur la nature de ce qu'il pense être en la partie blessée, qu'il croît être semblable à l'idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu'il n'aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui 2. Ainsi la connaissance peut quelquefois être claire sans être distincte; mais elle ne peut jamais être distincte qu'elle ne soit claire par même moyen.

47. Que pour ôter les préjugés de notre enfance il faut considérer ce qu'il y a de clair en chacune de nos premières notions.

Or, pendant nos premières années notre âme ou notre pensée était si fort offusquée du corps qu'elle ne connaissait rien distinctement, bien qu'elle aperçût plusieurs choses assez clairement; et parce qu'elle ne laissait pas de faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient et d'en juger témérairement, nous avons rempli notre mémoire de beaucoup de préjugés dont nous n'entreprenons presque jamais de nous

1. Comme il faut, c'est-à-dire avec attention.

...

2. On peut apercevoir clairement une pensée confuse; confus s'oppose à distinct et non pas à clair. Voir le Commentaire, VII.

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