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des autres1. Mais encore que ceux qui n'ont pas tant d'esprit puissent être aussi parfaitement sages que leur nature le permet, et se rendre très agréables à Dieu par leur vertu, si seulement ils ont toujours une ferme résolution de faire tout le bien qu'ils sauront, et de n'omettre rien pour apprendre celui qu'ils ignorent; toutefois ceux qui avec une constante volonté de bien faire et un soin très particulier de s'instruire ont aussi un très excellent esprit, arrivent sans doute à un plus haut degré de sagesse que les autres. Et je vois que ces trois choses se trouvent très parfaitement en votre altesse. Car pour le soin qu'elle a eu de s'instruire il paraît assez, de ce que ni les divertissements de la cour, ni la façon dont les princesses ont coutume d'être nourries, qui les détournent entièrement de la connaissance des lettres, n'ont pu empêcher que vous n'ayez étudié avec beaucoup de soin tout ce qu'il y a de meilleur dans les sciences; et on connaît l'excellence de votre esprit en ce que vous les avez parfaitement apprises en fort peu de temps. Mais j'en ai encore une autre preuve qui m'est particulière, en ce que je n'ai jamais rencontré personne qui ait si

dement nous la représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire. » (Disc. de la Méthode). Il n'y a pas une vérité scientifique et une vérité morale. La volonté se détermine par les idées; elle fait bien, quand elle se détermine par des idées claires et distinctes; mal, quand elle se laisse déterminer par des idées obscures et confuses. La science et la vertu, l'erreur et le vice sont donc identiques. La règle de notre volonté c'est de vouloir l'ordre du monde : « Il n'y a rien qui soit entièrement à notre pouvoir que nos pensées. » Cela étant, nous devons chercher à changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde. Il suit de là que la vertu est une, et que, qui a une vertu, les a toutes. On reconnaît dans ce bref exposé les doctrines morales de Socrate et des Stoïciens.

1. Tout homme a la faculté de concevoir des idées claires et distinctes, qui est l'entendement; mais elle n'a pas en tous même étendue, ce qui n'implique pas entre les hommes une différence d'essence.

généralement et si bien entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits. Car il y en a plusieurs qui les trouvent très obscurs, même entre les meilleurs esprits et les plus doctes; et je remarque presque en tous que ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux mathématiques, ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la métaphysique, et au contraire que ceux à qui celles-ci sont aisées ne peuvent comprendre les autres; en sorte que je puis dire avec vérité que je n'ai jamais rencontré que le seul esprit de votre altesse auquel l'un et l'autre fût également facile; ce qui fait que j'ai une très juste raison de l'estimer incomparable. Mais ce qui augmente le plus mon admiration, c'est qu'une si parfaite et si diverse connaissance de toutes les sciences n'est point en quelque vieux docteur qui ait employé beaucoup d'années à s'instruire, mais en une princesse encore jeune, et dont le visage représente mieux celui que les poètes attribuent aux Grâces que celui qu'ils attribuent aux Muses ou à la savante Minerve. Enfin, je ne remarque pas seulement en votre altesse tout ce qui est requis de la part de l'esprit à la plus haute et plus excellente sagesse, mais aussi tout ce qui peut être requis de la part de la volonté ou des mœurs, dans lesquelles on voit la magnanimité et la douceur jointes ensemble avec un tel tempérament1 que, quoique la fortune, en vous attaquant par de continuelles injures, semble avoir fait tous ses efforts pour vous faire changer d'humeur, elle n'a jamais pu tant soit peu ni vous irriter, ni vous abattre. Et cette sagesse si parfaite m'oblige à tant de vénération, que non seulement je pense lui devoir ce livre, puisqu'il traite de la philosophie qui en est l'étude, mais aussi je n'ai pas plus de zèle à philoso

1. Mélange, proportion.

pher, c'est-à-dire à tâcher d'acquérir de la sagesse, que

j'en ai à être,

Madame,

de votre altesse,

Le très humble, très obéissant et très dévot1 serviteur,

DESCARTES.

LETTRE DE L'AUTEUR

A CELUI QUI A TRADUIT LE LIVRE, LAQUELLE PEUT SERVIR ICI DE PRÉFACE *.

Monsieur,

La version que vous avez pris la peine de faire de mes principes est si nette et si accomplie qu'elle me fait espérer qu'ils seront lus par plus de personnes en français qu'en latin, et qu'ils seront mieux entendus. J'appréhende seulement que le titre n'en rebute plusieurs qui n'ont point été nourris aux lettres, ou bien qui ont mauvaise opinion de la philosophie, à cause que celle qu'on leur a enseignée ne les a pas contentés; et cela me fait croire qu'il serait bon d'y ajouter une préface, qui leur

1. Est pris ici dans le sens étymologique, devotus.

2. L'auteur de la traduction est l'abbé Picot. Les Principes, écrits par Descartes, en latin, parurent à Amsterdam en 1644; la traduction française de l'abbé Picot parut en 1647, à Paris.

déclarât quel est le sujet du livre, quel dessein j'ai eu en l'écrivant, et quelle utilité l'on en peut tirer. Mais, encore que ce dût être à moi à faire cette préface, à cause que je dois savoir ces choses-là mieux qu'aucun autre, je ne puis néanmoins rien obtenir de moi autre. chose sinon que je mettrai ici en abrégé les principaux points qui me semblent y devoir être traités; et je laisse à votre discrétion d'en faire telle part au public que vous jugerez être à propos.

J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que philosophie, en commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont que ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et que par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts; et qu'afin que cette connaissance soit telle il est nécessaire qu'elle soit déduite des premières causes; en sorte que pour étudier à l'acquérir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c'est-à-dire des principes; et que, ces principes doivent avoir deux conditions, l'une, qu'ils soient si clairs et si évidents que l'esprit humain ne puisse douter de leur vérité lorsqu'il s'applique avec attention à les considérer; l'autre, que ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux; et qu'après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent qu'il n'y ait rien en toute la suite des déductions qu'on en fait qui ne soit très manifeste. Il n'y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage, c'est-à-dire qui ait

l'entière connaissance de la vérité de toutes choses; mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à proportion qu'ils ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes. Et je crois qu'il n'y a rien en ceci dont tous les doctes ne demeurent d'accord1.

J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie, et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d'avoir de vrais philosophes. Et outre cela que, pour chaque homme en particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à cette étude, mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même; comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de là beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et n'avoir que soi pour se

1. Pour Descartes, la philosophie est l'ensemble systématique de toutes les connaissances humaines ; elle ne comprend pas seulement la métaphysique, mais toutes les sciences qui plus tard ont été séparées de la philosophie proprement dite, les mathématiques et la physique. Cette conception de la philosophie est au fond celle des philosophes de l'antiquité. La différence sera dans la méthode et par suite dans les résultats. La forme du système sera encore déductive: c'est de la notion du premier principe des choses que les choses seront extraites par un mouvement continu de la pensée; mais Descartes se propose de n'employer que des principe tellement évidents et tellement clairs que l'esprit ne puisse douter de leur vérité, évidence et clarté qui se propageront nécessairement à travers la série entière des choses qui en seront déduites.

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