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« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle, c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

« Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.

« Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

<«< Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. >>

Ces formules ne peuvent se passer d'éclaircissements et de commentaires.

Tout d'abord, aux yeux de Descartes, la diversité apparente des sciences cache une profonde unité de composition, car << toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine, toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s'applique. (Regul. ad direct. ingen., x1, 202.) Si la science est une, la méthode est universelle; il n'y a pas de façons essentiellement différentes pour chercher la vérité dans les mathématiques, dans la physique, et dans la métaphysique. L'esprit, qui ne

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change pas en s'appliquant à des objets différents, procède partout par les mêmes voies.

Ceci dit, quel est le but de la science? C'est la connaissance évidente et certaine, celle où ne se mêle rien de probable, et touchant laquelle il est impossible à l'esprit de concevoir le moindre doute. D'où le premier des préceptes plus haut énoncé : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » La connaissance vraie et scientifique porte en elle-même sa marque et sa lumière; elle est vue et reconnue par une intuition infaillible de l'esprit.

Les choses, iraient très aisément et la science se constituerait et s'organiserait d'elle-même, sans efforts, sans lacunes, sans erreurs, et pour ainsi dire sans recherche, à mesure que les choses s'offriraient à l'esprit, si tout ce que nous pouvons connaître brillait de cette évidence à laquelle la vérité apparaît. Mais il n'en est pas ainsi. D'après Descartes, les choses que nous pouvons connaître sont de deux sortes : les unes sont absolues; les autres, relatives. Qu'est-ce que l'absolu? qu'est-ce que le relatif? Il importe de le définir avec exactitude, car cette définition est la clef de la méthode entière.

Descartes a défini l'absolu «< tout ce qui contient en soi la nature pure et simple que l'on cherche >> (Regul., x1, 997), c'est-à-dire ce dont « la connaissance est si claire et si distincte que l'esprit ne le puisse diviser en un plus grand nombre d'autres choses dont la connaissance soit encore plus distincte. » Le relatif, au contraire, c'est ce qui dérive de l'absolu, ce qui est composé, ce qui est fait de rapports subordonnés les uns aux autres. Faut-il des exemples de l'un et de l'autre :

la cause et l'effet, l'un et le multiple, l'égal et l'inégal sont des couples de termes dont le premier est absolu, et le second relatif; de même les notions de la figure, de l'étendue, du mouvement, de la connaissance, du doute, de l'ignorance, de la durée, de l'unité, de l'existence, sont des notions absolues; de même encore des jugements tels que ceux-ci: deux choses égales à une troisième sont égales entre elles; deux choses qui ne peuvent être rapportées de la même manière à une troisième ont entre elles quelque différence, sont des vérités absolues. Tout le reste est relatif.

Le nombre des choses absolues est limité; celui des choses relatives est indéfini. Mais comme les choses relatives, par exemple tous les phénomènes du monde extérieur, sont faits d'éléments absolus, de natures simples, le but de la science, et par suite l'objet de la méthode, est de montrer comment les choses relatives sont composées à l'aide des choses absolues, et comme l'absolu est clair, distinct, évident et vrai, la méthode, partant des choses telles qu'elles s'offrent à nous, c'està-dire des choses composées et relatives, obscures et indistinctes, non évidentes en un mot, aboutit à l'évidence et à la vérité.

La méthode cartésienne consiste essentiellement en un double mouvement de décomposition et de composition. Elle décompose les objets à expliquer jusqu'à la rencontre des éléments simples dont ils sont faits; puis elle les recompose à l'aide de ces mêmes éléments, sans rien admettre, dans cette double démarche, qui ne soit évident. << Toute la méthode, a dit Descartes, consiste dans l'ordre et la disposition des choses vers lesquelles

il est nécessaire de tourner son esprit pour découvrir quelque vérité. Nous la suivons de point en point, si nous ramenons graduellement les propositions obscures. et embarrassés à de plus simples, et si, partant de l'intuition des choses les plus faciles, nous tâchons de nous élever par les mêmes degrés à la connaissance de toutes. les autres.» (Regul., XI, 224.)

D'où le second et le troisième précepte du Discours: Diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu'il se pourrait, c'est décomposer les choses relatives et composées jusqu'à la découverte des éléments absolus et simples dont elles sont faites, et au delà desquels l'esprit ne réclame plus rien pour connaître, conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, c'est partir des éléments simples et irréductibles dont les choses sont faites, et se représenter par la pensée la façon dont ils se composent entre eux pour les produire. En d'autres termes, partant des choses à expliquer, la méthode va droit, par décompositions successives, aux principes des choses; puis, les principes trouvés, elle revient aux choses, en en suivant la génération.

Il s'agit donc, en dernière analyse, d'expliquer les rapports composés, à l'aide de rapports simples, intelligibles par eux-mêmes. Mais tous les rapports ne sont pas objet de science; il en est de nécessaires; il en est aussi de contingents. Les choses contingentes sont celles qui ne sont pas liées ensemble d'une manière inséparable tels le vêtement et l'homme qui le porte. Les

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choses nécessaires sont unies ensemble de telle façon qu'on ne peut aucunement les séparer et les concevoir clairement l'une sans l'autre tels sont le mouvement et la durée, la figure et l'étendue. La science n'a pas affaire aux rapports contingents, variables, accidentels, éphémères; seules les liaisons nécessaires ont un caractère scientifique.

On peut le voir maintenant, la méthode cartésienne suppose deux procédés de connaissance : l'intuition et le raisonnement, l'intuition des éléments clairs et distincts dont les choses sont faites, et le raisonnement, qui, par une sorte de circulation alternante du composé au simple et du simple au composé, décompose et compose, ramène l'obscur au clair et propage les clartés de l'intuition sur les choses qui semblaient les moins claires.

Tout ceci implique l'unité essentielle et fondamentale de la science. Cependant il y a des sciences distinctes. C'est que si les notions auxquelles il faut réduire les choses pour les expliquer scientifiquement sont claires, elles sont aussi distinctes. Toutes nos connaissances se distribuent en un certain nombre de séries, les relatives relevant et dérivant des absolues; ainsi toute la géométrie dépend des notions de l'étendue et de la figure; la mécanique, des notions de la figure, du mouvement et du temps. Les notions absolues et simples auxquelles aboutissent les différentes séries formées par les notions et propositions relatives et composées, sont radicalement distinctes les unes des autres, et s'opposent à une fusion complète en une ou plusieurs notions de même ordre. Par exemple tout ce qui a trait à la pensée ne peut se confondre avec ce qui a trait à l'étendue. De là résultent

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