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Peut-être la Vie de saint Grégoire appartient-elle à une époque encore plus reculée que celle qu'à première vue lui assigne l'imitation faite par Hartmann. On sait que, dans le xn siècle, l'art de la versification subit une réforme considérable : jusqu'alors on s'était contenté de l'assonance, mais, à ce moment, l'oreille demanda une rime satisfaisante; les anciens poëmes furent remaniés suivant les nouvelles exigences, et il ne se fit plus que des compositions rimées régulièrement. L'assonance est donc une marque de grande antiquité; et les poëmes qui la présentent appartiennent au x1° siècle ou aux commencements du xır. Eh bien, dans la Vie de saint Grégoire, il y a, au début et à la fin, des vestiges d'assonance :

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Qui furent en Rome apostoile,

Saint sont e vivent en memoire.

On pourrait encore y joindre ces deux vers, p. 79:

Por penitence ou por aumosne,

Ne

por negune bone chose.

Mais le manuscrit est si peu sûr et la correction est si facile : por negune chose bone, ce qui rend la rime suffisante, que je ne veux pas en appuyer mon dire. Restent les autres citations, qui sont autant d'assonances et qui contrastent avec les rimes correctes du demeurant. Or ce cas n'est point du tout sans exemple, et, là où il se trouve, il témoigne que celui qui remania l'œuvre pour la mettre au goût du temps avait un original écrit suivant l'ancienne habitude, et remontant par conséquent aux premiers âges de la poésie française. Il se pourrait donc que la rédaction primitive du poëme publié par M. Luzarche allât jusqu'au xr° siècle.

Je ne sais s'il faut considérer aussi comme un indice d'antiquité la remarque que je vais mettre sous les yeux du lecteur. Quoi qu'il en soit, comme je ne l'ai encore vue consignée nulle part, elle ne sera pas dénuée d'intérêt grammatical. Il s'agit de notre mot sœur, que, dans les anciens textes, on rencontre sous deux formes: suer (qui est un monosyllabe et qu'il faut prononcer comme notre mot sœur) et seror. J'avais cru jusqu'à présent que ces deux formes étaient équivalentes; que suer our sœur était la contraction de seror, et que cette contraction, qui était devenue d'usage commun pour la langue moderne, avait déjà pris pied dans le parler dès les premiers temps. Pourtant, vu que la lettre r n'est pas parmi celles qui s'élident d'ordinaire, le fait me paraissait singulier; mais, l'identité de suer et de seror étant incontestable, il semblait impossible de se refuser à admettre cette contraction. Dans le fait, l'explication était fausse, il n'y a point de contraction, I'r n'a pas été élidée, et suer n'est pas l'équivalent de seror. L'emploi de ces deux formes dans le texte publié par M. Luzarche va décider la question. Voici l'emploi de la forme suer :

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(Je) conois que vos estes ma mere
E m'espose, suer de mon pere.

Dans tous ces exemples, la forme suer joue le rôle de sujet.
Passons maintenant à la forme seror. On trouve, p. 4:

Por la seror qui est tant gente;

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En ces exemples, sans exception, la forme seror joue le rôle de régime.

Voilà tous les passages dans lesquels suer et seror sont employés, excepté un que je n'ai pas encore rapporté, et où la règle est violée :

Fiz fu d'une suer et d'un frere.

Suer joue ici le rôle de régime, et il faudrait seror. Mais je n'hésite pas à admettre qu'il y a une faute, et je corrige ainsi :

Fiz fu de seror et de frere.

Le manuscrit, comme je le ferai voir, est très-incorrect et n'a pas d'autorité. Or la concordance de tant de passages, moins un, me paraît bien préférable à une leçon si facile à restituer. Ayant ainsi reconnu l'emploi distinct de suer et de seror, et écarté une confusion apparente, j'ai, recourant à mes notes, constaté que les auteurs du xır° siècle et du xin que j'ai lus s'accordent à distinguer l'usage des deux formes, sauf en un très-petit nombre de cas, qu'une critique meilleure ferait très-probablement disparaître. C'est dans l'époque subséquente que la confusion s'établit et que s'éteint le sentiment de l'emploi correct de suer et de seror. Ce sentiment, très-bien conservé dans la Vie de saint Grégoire, sans fournir aucun témoignage précis, est en rapport avec toute l'antiquité qu'on voudra donner à cette composition. Car l'emploi régulier des deux formes, pour ce mot comme pour les autres qui sont de la même catégorie, appartient à ce qu'il y a de plus ancien dans la langue, et tendit constamment à s'effacer.

On voit en effet ce que sont suer et seror : c'est l'accent latin qui les détermine. Soror, avec l'accent sur la première syllabe, produit suer; et sororem, avec l'accent sur la seconde syllabe, produit seror. De là, l'emploi régulier de ces deux formes, qui représentent véritablement deux cas latins. Tant que cela fut senti, aucune méprise n'a été possible : suer a dû toujours être sujet, et seror toujours régime. Mais, à la longue, le sentiment des cas se perdit pour les substantifs déclinables; et, des deux formes qui existaient, une seule survécut dans le français moderne : ce fut, en général, comme je l'ai fait voir dans ce journal, août 1856, p. 470, le cas régime. Les exceptions sont peu nombreuses; par exemple, hom, sujet de home, et conservé dans notre pronom indéfini on; fils au lieu de fil; pis de vache, signifiant anciennement poitrine, de pectus; le patois de Genève a peitre (gésier, estomac), qui est le cas régime de pis, et qui répond à pectore; bras au lieu de brac, et quelques autres auxquels il faut maintenant ajouter sœur.

De tout ceci il résulte que la pièce publiée par M. Luzarche est fort ancienne. Elle fut aussi très-goûtée et très-répandue; car nous en avons deux leçons l'une en picard, dans un manuscrit de l'Arsenal, dont M. Luzarche s'est servi pour réparer une lacune produite par l'arrache

ment d'un feuillet; l'autre en normand, dans le manuscrit de la bibliothèque de Tours. Je dis en normand, bien que les manuscrits de poésie et de prose soient d'assez mauvaises autorités pour décider les questions de dialecte. Car on ne sait le plus souvent de quel pays était le copiste, et jusqu'à quel point, quand il n'est pas compatriote de l'auteur primitif, il a respecté les formes dialectiques. Le nôtre les a respectées très-insuffisamment. On va en juger. L'imparfait des verbes de la première conjugaison avait, en normand, une forme particulière; au lieu d'être en oie, comme dans le picard : je amoie, ta amoies, il amoit.... il amoient, il était en oe: je amoe, ta amoes, il amot.... il amoent. Cela est caractéristique. Or voici ce que le copiste du manuscrit de Tours a fait de cette forme. Il y a, si j'ai bien compté, quarante-cinq passages où un imparfait de la première conjugaison est employé; sur ce nombre, dans vingt-huit cas, la règle normande est observée, mais dans les dix-sept autres elle est violée; et le copiste tantôt conjugue le verbe comme s'il écrivait en picard ou à Paris, tantôt lui donne la terminaison en eie, eies, eit, qui appartient, en normand, aux autres conjugaisons. La trèsgrande supériorité numérique des formes normandes, jointe à d'autres caractères normands aussi, montre qu'indubitablement le texte est normand, et qu'il faut rétablir la conjugaison suivant ce type.

Cette conjugaison normande va me servir à rectifier une étymologie. Notre verbe être, à côté de l'imparfait je ere, tu eres, il ert, qui provenait de eram, eras, erat, avait aussi un autre imparfait, je estoie, tu estoies, il estoit, qui nous est resté. Ce second imparfait est dérivé, sans observation aucune, de stabam, stabas, stabat. En effet, la dérivation est tout à fait correcte; et il ne serait possible d'élever aucun doute, sans le dialecte normand, qui offre, si je puis user de ce terme, un réactif plus délicat et qui fait apparaître le véritable élément. Le verbe stare est de la première conjugaison; par conséquent, son imparfait, que l'on suppose être devenu celui du verbe être, confondu, il est vrai, dans les autres dialectes sous une forme commune, s'en dégagerait dans le dialecte normand, et ferait je estoe, tu estoes, il estot. Or il n'en est rien, et cet imparfait du verbe être y est toujours je esteie, tu esteies, il esteit, désinences caractéristiques des autres conjugaisons, et ici, en particulier, de la troisième. Je esteie ou je estoie, suivant les dialectes, est l'imparfait régulier de l'infinitif estre, verbe de la troisième conjugaison et dérivé d'un bas latin, estere, qui prévalut dans les Gaules, au lieu de essere. Le verbe stare a son représentant, qui fait à l'infinitif ester, et à l'imparfait, dans les autres dialectes, je estoie, tu estoies, il estoit, mais, dans le normand, je estoe, tu estoes, il estot, aussi distinct ici, par la forme que par le sens, de l'im-

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