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c'est-à-dire considérées à la Cour et vues de Versailles comme dans un miroir. Il suffirait de rapprocher et de marquer à l'encre rouge sur un exemplaire les faits éloignés; cette série seule, établie par de simples nouvelles de Dangeau, et sans y mêler aucune réflexion étrangère, deviendrait presque, par les considérations qui en ressortiraient en la lisant, un chapitre de Montesquieu: Il n'y manquerait que l'expression : le bon sens y jaillirait de lui-même.

C'est vers le temps où il accomplissait ou croyait accomplir cette destruction de l'hérésie à l'intérieur, que Louis XIV, incommodé depuis assez longtemps d'une tumeur à laquelle on avait d'abord appliqué inutilement la pierre, se fit faire ce qu'on appelait un peu fastueusement la grande opération. L'inquiétude de tous, non-seulement à la Cour, mais dans Paris et dans le royaume, fut extrême; et, comme la guérison marcha à souhait, la joie aussi devint universelle. Le Père Bourdaloue, qui avait prêché l'Avent à Versailles, termina son sermon du jour de Noël (25 décembre 1686) en fai-* sant << un compliment au roi sur le rétablissement de sa santé, le plus touchant et le plus pathétique que j'aie jamais entendu, » nous dit Dangeau. Guidé par lui, nous retrouvons cette péroraison de Bourdaloue, et, en la remettant en son lieu et à sa date, nous en comprenons en effet le touchant et l'onction :

«Mais encore une fois, ô mon Dieu! s'écriait l'orateur sacré en terminant, c'est pour cela même que vous multiplierez les jours de cet auguste monarque, et que vous le conserverez, non-seulement pour nous, mais pour vous-même; car, avec une àme aussi grande, avec une religion aussi pure, une religion aussi éclairée, avec une autorité aussi absolue que la sienne, que ne fera-t-il pas pour vous, après ce que vous avez fait pour lui; et par quels retours ne reconnaîtra-t-il pas les grâces immenses que vous avez versées et que vous versez encore lous les jours sur lui? Qu'il me soit donc permis, Seigneur, de finir ici en le félicitant de votre protection divine, et en lui disant à lui-même ce qu'un de vos Prophètes dit à un prince bien

moins digne d'un tel souhait : Rex, in æternum vive! Vivez, Sire, vivez sous cette main de Dieu bienfaisante et toute-puissante, qui ne vous a jamais manqué et qui ne vous manquera janais. Vivez pour la consolation de vos sujets, et pour mettre le comble à votre gloire ou plutôt, puisque vous êtes l'homme de la droite de Dieu, vivez, Sire, pour la gloire et pour les intérêts de Dieu... Vivez pour consommer ce grand dessein de la réunion de l'Église de Dieu... »

Et comment, en entendant de telles paroles proférées par une telle bouche, en ces heures propices et attendries de la convalescence, le cœur de Louis XIV: uraitil douté, et n'aurait-il pas cru marcher dans la voie droite, dans la voie commandée et nécessaire?

Je suis très-frappé dès les premières pages du Journal, et de plus en plus, à mesure qu'on avance dans cette lecture, de l'état de santé de Louis XIV, et je m'explique ainsi bien des changements qui survinrent alors dans son régime et dans ses mœurs. Le roi, bien qu'il n'ait pas encore à cette date la cinquantaine, n'est plus jeune et n'a plus rien de la jeunesse. Je ne parle pas seulement de cette tumeur qu'on opère, et à laquelle il faut revenir deux fois; mais, même après, il a souvent la goutte, la fièvre, et Dangeau est continuellement occupé à nous dire que le roi va mieux. Louis XIV, à cette époque, et dût sa santé ensuite se rétablir, est donc entré décidément dans cette seconde et dernière moitié de la vie, et il ne serait pas juste de prétendre juger uniquement par là de ce qu'il a pu être dans la première. Le Louis XIV de madame de Maintenon n'a que des restes du Louis XIV de La Vallière. Il est pourtant magnifique toujours, et galant avec libéralité. C'est à Marly de préférence qu'il réserve ces surprises aux hôtes favorisés qu'il y convie :

« Mercredi, 28 janvier 1688, à Marly. Sur les six heures du soir, madame la Dauphine y arriva et y amena dans ses carrosses trente dames, qui y soupèrent toutes. Un peu après que madame la Dauphine fut arrivée, le roi lui dit, en lui montrant un grand coffre

de la Chine, qu'il était demeuré là quelques nippes de la dernière loterie qu'il avait faite, et qu'il la priait de se donner la peine de l'ouvrir. Elle y trouva d'abord des étoffes magnifiques, et puis un coffre nouveau dans lequel il y avait force rubans, et puis un autre coffre avec de fort belles cornettes, et enfin, après avoir trouvé sept ou huit coffres ou paniers différents, et tous plus jolis les uns que les autres, elle ouvrit le dernier qui était un coffre de pierreries fort joli, et dedans il y avait un bracelet de perles, et, dans un secret, au milieu du coffre, un coulant de diamants et une croix de diamants magnifique. Madame la Dauphine distribua les rubans, les manchons et les tabliers aux demoiselles qui l'avaient suivie. »

Et encore, mercredi, 3 mars 1688 :

« L'après-dînée, le roi partit de bonne heure et alla à Saint-Germain voir sortir du parc quantité de cerfs et de daims qu'on en ôte, et ensuite revint à Marly. En arrivant, il mena les dames dans son appartement, où il y avait un cabinet magnifique avec trente tiroirs pleins chacun d'un bijou d'or et de diamants. Il fit jouer toutes les dames à la rafle, et chacune eut son lot. Le cabinet vide fut pour la trente et unième dame. Dans chaque lot, il y avait un secret, el, dans chaque secret, des pierreries qui augmentaient fort la valeur du lot. Il n'y a pas eu une dame qui n'ait été très-contente. »

Suivent les noms de ceux et celles qui ont tiré.

Les quatre années de loisir et de paix, depuis la trêve de Ratisbonne jusqu'à la guerre qui sort de la ligue d'Augsbourg (1684-1688), sont vite écoulées. Louis XIV, cette fois, va se trouver seul en face de l'Europe, alarmée de ses airs de monarchie universelle et coalisée contre lui. Il aura à combattre l'Empire et l'Espagne, les princes d'Allemagne protestants, la Hollande; il perd ses alliés, la Suède, le Danemark; il perd l'Angleterre dont le prince d'Orange va saisir le gouvernail en renversant Jacques II. Il a même contre lui le pape et l'excommunication romaine. On ne doit s'attendre à trouver chez Dangeau aucune considération politique, ni à découvrir aucun dessous de cartes: on n'a que les dehors, ce qui se voit et se dit en public. Quand le roi Jacques II réfugié en France et Louis XIV qui lui donne

l'hospitalité s'enferment dans le cabinet à Versailles ou se parlent bas dans l'embrasure d'une croisée, on sait par Dangeau qu'ils ont conféré et parlé bas, mais il se garde bien de vouloir deviner ce qui s'est dit. Peu nous importe. On a, dis-je, les apparences, le mouvement extérieur de la Cour et du monde, l'attitude et l'aspect des personnes, le courant des nouvelles, ce flux et reflux de chaque jour. La guerre s'ouvre avec vigueur; . le fils du roi, Monseigneur, est mis à la tête de l'armée. du Rhin : « Le roi et Monseigneur se sont fort attendris en se séparant (25 septembre 1688). » Louis XIV dit à son fils une belle parole: « En vous envoyant commander mon armée, je vous donne des occasions de faire connaître votre mérite; allez le montrer à toute l'Europe, afin que quand je viendrai à mourir, on ne s'aperçoive pas que le roi soit mort. » Monseigneur se conduit bien et vaillamment; il a un éclair d'ardeur : cela même lui donne une étincelle d'esprit ; il écrit à son père devant Philisbourg : « Nous sommes fort bien, Vauban et moi, parce que je fais tout ce qu'il veut. »— << Mais Vauban pourtant, ajoute Dangeau qui s'anime et s'aiguillonne à son tour, n'est pas si content de Monseigneur, qui va trop à la tranchée et y demeure trop longtemps. » On prend Philisbourg, on prend Manheim et Frankendal: après quoi Monseigneur revient. Le roi va au-devant de lui jusqu'au bois de Boulogne; on lui fait un opéra pour fêter son retour; et puis il y a un grand ralentissement: il ne fera pas la campagne suivante. Ce ne sera pas trop d'un intervalle de dix-huit mois avant qu'il reparaisse dans les camps. Avec l'activité qui nous a été donnée dès l'ouverture de ce siècle-ci et à laquelle l'impulsion napoléonienne a accoutumé le monde, nous sommes étonnés des lenteurs qui paraissaient toutes naturelles en ce siècle-là. L'hiver et l'année suivante se passent pour Louis XIV à aider Jac

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ques II dans son infructueuse expédition d'Irlande : d'ailleurs on ne voit pas qu'il songe à rien de décisif sur le Rhin ni qu'il veuille frapper aucun coup pour déconcerter la ligue ennemie. Loin de là, il semble qu'on n'ait conquis des places à la précédente campagne que pour se mettre en état de les rendre de sang-froid à la campagne suivante (1689). On perd donc tout ce qu'on a gagné; la seule question est de le perdre le plus lentement possible. Le marquis d'Uxelles capitule et rend Mayence, un peu trop tôt cependant, à ce qu'il parut ; mais il n'avait plus de poudre et tous ses mousquets étaient crevés: « Jeudi, 29 septembre 1689. - M. le marquis d'Uxelles est venu à Marly. Le roi l'a fait entrer chez madame de Maintenon, où il lui a fait rendre compte du siége de Mayence; il paraît que le roi est content du compte qu'il lui a rendu. » Le baron d'Asfeld se défend avec bien plus d'opiniâtreté et avec gloire dans Bonn, qu'il finit par rendre également. Le roi se montre satisfait en somme de toutes ces redditions, suffisamment honorables, mais que l'on n'a presque rien fait d'ailleurs pour empêcher. Ce qu'on voulait surtout à Versailles pour cette année, c'était un répit, et on l'a eu. Oh ! que l'on sent bien que si Louvois est un ordonnateur habile, il manque ici un génie supérieur pour le diriger lui-même et lui donner l'ordre ! C'est lui alors qui; pour mettre entre l'ennemi et nous plus d'espace, a l'idée sauvage d'incendier le Palatinat. Dangeau raconte simplement le fait en ces termes : « Vendredi, 3 juin 1689, à Versailles. On a fait brûler Spire, Worms et Oppenheim pour empêcher que les ennemis ne s'y établissent et n'en tirassent des secours et des commodités, en cas qu'ils veuillent attaquer quelqu'une des places que nous avons de ces côtés-là. On en a fait avertir les habitants quelques jours auparavant, afin qu'ils aient le loisir de transporter leurs

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