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effets et leurs meubles les plus considérables... » En lisant Dangeau jour par jour, on éprouve de l'impatience de cette lenteur à se mettre en campagne dans l'année 4689. Monseigneur semble avoir épuisé tout son feu l'année précédente, et il n'en veut plus qu'au sanglier et au loup. On se prépare cependant; les armées. s'assemblent, s'organisent, et une vaste lutte s'engage à toutes les frontières. Les villes de toutes parts s'imposent et offrent des sommes au roi. On crée des rentes viagères; on crée des charges nouvelles qui se vendent. Le roi fait fondre résolûment son argenterie: « Samedi, 3 décembre 1689. Le roi veut que dans tout son royaume on fasse fondre et porter à la Monnaie toute l'argenterie qui servait dans les chambres, comme miroirs, chenets, girandoles, et toutes sortes de vases; et pour en donner l'exemple, il fait fondre toute sa belle argenterie, malgré la richesse du travail, fait fondre même les filigranes; les toilettes de toutes les dames seront fondues aussi, sans en excepter celle de Madame la Dauphine. » Jusque dans les églises, on ne devra garder que l'argenterie convenable et nécessaire aux saints offices. Ce mélange de sacrifice à la Cour et de faste encore persistant, de chasses, de jeux de toutes sortes, dont on sait le nom et chaque partie soir et matin, tout ce train habituel et détaillé de Versailles, dont le côté frivole disparaît dans la haute tranquillité du monarque, compose une lecture qui n'est pas du tout désagréable, du moment qu'on y entre, et je me suis surpris à en désirer.la suite. C'est en avoir assez dit, je crois, et c'est rendre assez de justice à l'homme qui ressemble le moins à Tacite, mais qui cependant a son prix.

Lundi, 9 octobre 1854.

OEUVRES

DE

CHAPELLE ET DE BACHAUMONT

C'est une association consacrée que celle de Chapelle et de Bachaumont; c'est une bagatelle qui a pris rang après les chefs-d'œuvre, et qui est réputée classique en son genre, que leur joli Voyage. En voici cette fois une édition très-soignée, très-agréable à l'œil, jouant l'Elzévir à s'y méprendre, et pour laquelle un libraire homme de goût n'a rien négligé. Un littérateur et bibliophile distingué, M. Tenant de Latour, l'a enrichie d'une Notice et surtout a rectifié le texte d'après une édition meilleure de 1732, qui avait toujours été négligée depuis, on ne sait pourquoi. S'il s'agissait de quelque poëme de Catulle, rectifié d'après un manuscrit, cette restitution ferait peut-être quelque bruit parmi les savants; bornons-nous à remercier M. Tenant de Latour de ses soins, et, relisant couramment ce petit volume,

(1) Nouvelle édition revue et corrigée sur les meilleurs textes, précédée d'une Notice par M. Tenant de Latour, et faisant partie de la Bibliothèque elzevirienne: chez Jannet, libraire, rue des BonsEnfants, 28. (1854.)

disons quelques-unes des idées littéraires et autres qu'il nous suggère.

Premièrement, il ne faut point faire fi de ces choses agréables qui ont été universellement goûtées en leur temps et dans le siècle où elles sont nées, dussent-elles.avoir perdu de leur sel pour nous aujourd'hui: c'est un léger effort et un bon travail pour un esprit cultivé que de se remettre au point de vue convenable pour en bien juger. Ainsi ferons-nous pour le Voyage de Chapelle et Bachaumont. Mais en même temps qu'on se rendra mieux compte de la circonstance et du tour d'esprit naturel qui l'ont fait naître, il s'y joindra un regret : c'est qu'il soit arrivé à cette jolie pièce d'esprit un malheur qui arrive à toute chose nouvelle qui réussit, elle est devenue le point de départ d'une mode et d'un genre. On a eu des Voyages en vers et en prose sur le même ton et d'après le même patron; La Fontaine, Regnard, Hamilton, Le Franc de Pompignan, Desmahis, Voltaire, Bouflers, Bertin, Parny (j'en oublie encore), se sont inis à voyager en vers et en prose en se ressouvenant plus ou moins du premier modèle, et il en est résulté un genre artificiel et factice. Et pourquoi aussi un genre s'avise-t-il de sortir d'une boutade heureuse?

Il ne manque donc au Voyage de Chapelle et Bachaumont que d'être resté unique. Je rappellerai en deux mots ce qu'étaient les auteurs. Bachaumont était le fils d'un président à mortier au Parlement de Paris, et il fut quelque temps conseiller clerc au même Parlement, homme d'esprit avant tout et de plaisir, frondeur durant la Fronde, chansonnier sans prétention, et qui se convertit dans sa vieillesse. Chapelle est, des deux, le personnage le plus littéraire, et qui joue son rôle parmi les illustres du grand siècle. Il appartenait à la même bourgeoisie parlementaire, étant le fils, mais le fils naturel, d'un maître des comptes appelé L'Huillier. Il vint

au monde en 1626 à La Chapelle, près de Saint-Denis, d'où on lui donna son nom. Son père, homme riche, amateur de philosophie et de savoir, grand et intime ami de Gassendi, au point qu'on pouvait dire à celui-ci que M. L'Huillier était un autre lui-même, s'attacha à donner à son fils la meilleure éducation; Chapelle étudia au collége des Jésuites de la rue Saint-Jacques, où il rencontra Bernier et Molière, et il introduisit auprès de Gassendi ces deux condisciples: tous trois profitèrent diversement des leçons particulières du philosophe, mais ils en restèrent marqués. Le père de Chapelle aurait voulu qu'il entrât dans l'Église; ses inclinations, en⚫ éclatant de bonne heure, s'y opposèrent. On sait qu'il fut enfermé quelque temps à Saint-Lazare pour inconduite la sévérité de deux tantes, sœurs de son père et moins indulgentes que lui, y entra pour beaucoup. Il fit peu après un voyage en Italie, et il commit à Rome je ne sais quelles imprudences qui l'obligèrent à brûler ses papiers et ses chansons. Son père ne tarda pas à voir que ce fils n'était bon qu'à être un homme d'esprit en toute liberté, tantôt dans la bonne compagnie, tantôt dans la mauvaise. A cette époque d'ailleurs, être de bonne compagnie, c'était se montrer avant tout d'une gaieté franche, spirituelle et amusante (d'où est resté le mot de bon compagnon). Chapelle fut donc réputé encore de bonne compagnie, tout en fréquentant beaucoup les cabarets. Il nous a laissé les noms de ceux qu'il hantait le plus (1) il y installait Molière, La Fontaine, Racine dans sa jeunesse, Despréaux. C'est au milieu d'eux, c'est

(1) On peut voir, sur Chapelle et ses endroits d'habitude, le tome second (pages 299-302) de la curieuse Histoire des Hôtelleries, Cabarets, Courtilles, et des anciennes Communautés et Confréries d'hôteliers, de taverniers, etc., pour laquelle M. Francisque Michel et M. Édouard Fournier ont réuni bien des recherches érudites et d'ingénieuses conjectures (1851).

dans ces joyeux repas à la Croix-de-Lorraine ou dans la maison de Molière à Auteuil, qu'il nous apparaît de loin le convive indispensable, le boute-en-train de la bande, tutoyant même Despréaux. Les anecdotes où Chapelle figure avec celui-ci et avec Molière sont devenues une sorte de légende; on aimerait à savoir quelques-uns desmots gais, piquants, naïfs, qui composaient le sel de Chapelle et le faisaient tant estimer des illustres, comme étant lui-même une manière de génie. Il faut lui savoir gré du moins d'être un personnage aussi essentiel dans le groupe de son temps à côté de Boileau, c'est une figure réjouissante, c'est un interlocuteur qui le contrarie, l'excite, et quelquefois le déconcerte et l'entraîne jusqu'à l'enivrer; à côté de Molière, c'est un confident de ses chagrins, et qui, même par ses consolations incomplètes, oblige le grand homme à se déclarer tout entier devant lui et devant nous dans ses tendresses jalouses et dans ses passions. Car des quatre grands hommes, c'était Molière surtout qui aimait à le consulter non-seulement dans ses ennuis de cœur, mais dans ses embarras de directeur de théâtre (deux sortes de peines qui se mêlaient en lui volontiers) il avait dans sa troupe trois principales actrices entre lesquelles il s'agissait de distribuer les rôles et dont il importait de mener à bien les rivalités; et Chapelle, de la campagne, lui écrivait : « Il faut être à Paris pour en résoudre ensemble, et, tâchant de faire réussir l'application de vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de peine. En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie... >>

Le groupe des quatre grands poëtes du dix-septième siècle ne serait donc pas complet sans Chapelle, bien qu'il n'y ait eu que le moins beau rôle ; il est immortel

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