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et comment la fortune, tout en couronnant nos armes, se moqua (c'est Montluc qui le dit) des deux chefs d'armée. Tandis que la droite, commandée par M. de Thais, et le centre, là où était Montluc, enfonçaient l'armée ennemie et que le marquis du Guast voyait la partie désespérée, M. d'Enghien, de son côté, voyait sa gauche complétement en déroute par la lâcheté des Gruyens (gens de la vallée de Gruyère), et essayait en vain par deux charges de cavalerie d'arrêter le bataillon des victorieux. Ce jeune prince était si fort au désespoir, « que deux fois il se donna de la pointe de l'épée dans son gorgerin, se voulant offenser soi-même. Les Romains pouvaient faire cela, ajoute Montluc, mais non pas les Chrétiens. » C'est dans cet état qu'on vint apprendre à M. d'Enghien que cette victoire qu'il tenait pour perdue était à lui et aux siens. Quant à Montluc, après avoir fait jusqu'au bout son office de chef, il eut l'idée de finir la journée par un de ces coups imprévus et d'aventure qui lui plaisaient il s'était mis en tête qu'il ferait prisonnier ce jour-là un ennemi de haut rang et d'autorité, le général en chef, par exemple, le marquis du Guast en personne, pourquoi pas? et qu'il en obtiendrait une bonne rançon ou une récompense du roi. Sur cette idée un peu folle, ainsi qu'il l'appelle, il avait donné ordre à un sien valet de lui tenir son cheval turc prêt à monter derrière le bataillon; mais une fugue du valet mit du retard à l'entreprise, et Montluc, après un temps de galop, vit qu'il lui fallait renoncer à ce supplément. d'honneur et de gain. C'est au retour seulement de cette poursuite qu'il apprit à combien peu il avait tenu que la bataille ne se perdit; il ne s'en était pas douté jusquelà. A cette nouvelle, il éprouva une impression soudaine et qu'il a rendue bien énergiquement; tout son sang se glaça, en écoutant le gentilhomme qui lui faisait ce récit : « S'il m'eût donné, dit-il, deux coups de dague, je

crois que je n'eusse point saigné; car le cœur me serra et fit mal d'ouïr ces nouvelles; et demeurai plus de trois nuits en cette peur, m'éveillant sur le songe de la perte. »

Il se représentait la scène du Conseil, sa promesse solennelle de la victoire, la conséquence incalculable dont une défaite eût été pour la France, et dans ce prompt tableau que son imagination frappée lui développa tout d'un coup, cet homme intrépide retrouva la peur à laquelle il était fermé par tout autre côté.

Ce qui est touchant, c'est la tristesse de M. d'Enghien, ce jeuné vainqueur, lorsque Montluc l'aborda; il avait encore dans le cœur et sur le front une ombre de l'impression désespérée qui l'avait si longtemps et si cruellement oppressé. Voyant Montluc près de lui, il se baissa pour l'embrasser et le fit chevalier sur l'heure : « dont je me sentirai toute ma vie honoré, nous dit celui-ci, pour l'avoir été en ce jour de bataille, et de la main d'un tel prince. » Un mécompte amer suivit de près cette joie; Montluc demanda pour grâce au prince d'être chargé de porter la nouvelle de la victoire au roi cela lui était bien dù. M. d'Enghien le lui promit, mais durant la nuit M. d'Escars obtint d'être le messager et le supplanta. Montluc, au désespoir et dans son irritation, eut d'abord l'idée de désobéir, de se dérober le soir même du lendemain, de crever les chevaux et de se rompre le cou plutôt que de ne pas apporter lui-même le premier la nouvelle. Il n'en fit rien pourtant et se retira à demi fâché en sa Gascogne, où il ne resta d'ailleurs que très-peu.

Avant la fin de cette même année, on le trouve au siége devant Boulogne-sur-Mer en qualité de mestre de camp. Je laisse les prouesses, affaires de nuit et camisades où il se distingue, et sur lesquelles il s'étend beaucoup. Un endroit intéressant et neuf, c'est celui où il nous parle des travaux de fortification auxquels il pré

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sida entre le fort d'Outreau et le Pont-de-Brique en 1545. Le maréchal de Biez qui y commandait et qui, ne pouvant reprendre Boulogne, était chargé de le bloquer par ce côté, se trouvait dans l'embarras par la fuite des pionniers il lui restait un pan de courtine ou de mur à élever pour sa ligne de fortification, et pour empêcher les secours d'entrer dans la ville. A défaut des pionniers pensa à y employer les soldats. Ceux-ci tout d'une voix refusèrent, disant qu'ils ne travailleraient pas et qu'ils n'étaient point pionniers. C'est ici encore que Montluc fit preuve d'invention et de ressources, aussi bien que d'une intelligence militaire qui était en progrès sur la chevalerie et qui s'en revenait au bon sens pratique des anciens Romains. L'idée et la doctrine de Montluc, tout gentilhomme qu'il est, c'est que tout ce qui sert à la guerre, tout ce qui est utile et commandé par les besoins de l'armée, travail de main de quelque genre que ce soit, ne peut faire tache au guerrier et ne peut que procurer honneur aux capitaines et aux princes comme aux soldats. Le premier, s'il le faut, il n'hésitera pas à donner l'exemple; écoutons son excellent récit :

« Je me résolus de trouver le moyen pour faire travailler les soldats, qui fut de donner à chacun qui travaillerait cinq sous comme aux pionniers monsieur le maréchal me. l'accorda fort volontiers, mais je n'en trouvai pas un qui y voulût mettre la main. Voyant leur refus, pour les convier par mon exemple, je pris ma compagnie, celle de mon frère M. de Lieux et celles des capitaines Lebron, mon beau-frère, et Labit, mon cousin-germain; car ceux-là ne m'eussent osé refuser. Nous n'avions pas faute d'outils, car monsieur le maréchal en avait grande quantité, et aussi les pionniers qui se dérobaient laissaient les leurs... Comme je m'en vins à la courtine, je commençai à mettre la main le premier à remuer la terre, et tous les capitaines après j'y fis apporter une barrique de vin, ensemble mon dîner, beaucoup plus grand que je n'avais accoutumé, et les capitaines le leur, et un sac plein de sous que je montrai aux soldats; et après avoir travaillé une pièce (un bon bout de temps), chaque capitaine dîna avec sa compagnie; et à chaque soldat nous donnions de

mi-pain, du vin et quelque peu de chair, en favorisant les uns plus que les autres, disant qu'ils avaient mieux travaillé que leurs compagnons, afin de les accourager. Et, après que nous eûmes dîné, nous nous remîmes au travail en chantant jusque sur le tard; de sorte qu'on eût dit que nous n'avions jamais fait autre métier. Après, trois trésoriers de l'armée les payèrent à chacun cinq sous; et comme nous retournions aux tentes, les autres soldats appelaient les nôtres pionniers, gastadours (gâteurs, gâcheurs, gâte-métier.) »

Mais la nuit porta conseil; le lendemain matin, deux autres compagnies demandèrent à y venir mettre la main, puis le surlendemain toutes les autres; si bien qu'en huit jours la muraille fut achevée. Les soldats, au jugement des ingénieurs, avaient plus travaillé en ces huit jours que n'eussent fait quatre fois autant de pionniers en cinq semaines. Montluc ne perd pas cette occasion d'exposer toute sa doctrine de stimulation militaire et ses moyens habituels d'agir sur le moral du soldat : « 0 capitaines, mes compagnons, combien et combien de fois, voyant les soldats las et recrus, ai-je mis pied à terre afin de cheminer avec eux, pour leur faire faire quelque grande traite; combien de fois ai-je bu de l'eau avec eux, afin de leur montrer exemple pour pâtir! >>

Ceux qui ne connaissent Montluc que sur sa réputation dernière et terrible s'étonneront de ne point trouver en tout ceci le farouche personnage qu'ils se sont imaginé. Son défaut en tout temps, et même dans son moment le plus glorieux, était une promptitude de colère qui lui fit faire des choses sanglantes; il en dit son mea culpa : « J'avais la main aussi prompte que la parole. J'eusse voulu, si j'eusse pu, ne porter jamais de fer au côté. » Il paraît se repentir quelquefois d'avoir fait sentir son épée sur le temps même à quelque homme rétif qui l'offensait et lui résistait. Hors cela, et dans ses guerres d'Italie, on le voit faisant tout pour ses soldats, aimé d'eux et possédant le secret de leur mettre

les ailes aux talons et le cœur au ventre ̧ dès que l'un et l'autre étaient nécessaires. Son grand moyen pour y arriver n'était pas seulement la libéralité et les distributions d'argent, c'était encore le soin qu'il avait de ses hommes en détail, de ne jamais leur faire faire une grande corvée sans leur faire porter pain et vin pour se rafraîchir, « car les corps humains ne sont point de fer; c'était surtout de donner l'exemple et de ne pas s'épargner soi-même dans les cas fatigants ou rebutants, de ne pas craindre de paraître déroger en prenant la pelle ou la pioche, comme à Boulogne; en portant le brancard ou traînant la brouette chargée de matériaux, comme dans la défense de Verceil. Au reste, il ne faisait pas uniquement ces choses pour la montre et pour l'exemple; dans la pose des pièces d'artillerie, à quoi il excellait, il avait la main à la besogne pour qu'elle fût mieux et plus sûrement faite au siége de Monte-Calvo, pendant qu'il était une nuit à loger ses. gabions et ses canons, survint M. d'Enghien qui, le prenant familièrement par la taille, lui dit : « Vous avez été mon soldat autrefois, à présent je veux être le vôtre. » - « Monsieur, dis-je, soyez le bienvenu! un prince ne doit point dédaigner au besoin de servir de pionnier : voici besogne pour tous. » Ainsi Montluc comprenait en toutes les parties et maintenait en égal honneur tout ce qui constitue le noble métier de soldat.

Ceci nous amène à parler avec quelque étendue de l'acte militaire, peut-être unique en son genre par les circonstances, et qui fait à jamais sa gloire, de l'admirable défense de Sienne. On était sous Henri Il, ce même Dauphin qui avait si bien souri à Montluc durant la tenue du Conseil d'où sortit la victoire de Cérisoles, qui depuis l'avait vu à l'œuvre dans une attaque de nuit à Boulogne, et qui eut toujours pour lui un goût, une amitié particulière. La guerre se continuait avec succès

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