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se battent avec un tel acharnement, que jamais désespoir ne fut pareil à celui des combattants. Ils semblent s'accroître en raison inverse des pertes qu'ils éprouvent, et un morne silence règne dans leurs pelotons, qui se soutiennent mutuellement.

Les femmes souliotes, accourues en armes, se mêlent de leur côté avec les palicares, qu'elles électrisent en les exhortant à se défendre et à mourir en héros, tandis que de jeunes filles, portant des rafraichissements, étanchent leur soif, distribuent des cartouches, et, recevant les blessés, les transportent dans des lieux regardés comme inaccessibles. La voix de ces femmes, aussi éclatante que le son de la trompette, appelant par leurs noms des époux, des frères ou des fils, leur redit leurs devoirs et l'opprobre réservé à leurs familles s'ils perdent la position, suprême et dernière espérance de la patrie, qu'ils ont fait serment de défendre jusqu'à la mort. Joignant l'exemple aux paroles, elles se confondent dans les rangs des guerriers, et chacun redouble de courage; tous les coups frappent au but, et jamais dévouement plus héroïque, jamais transport plus unanime et plus généreux, jamais mépris semblable de la mort n'éclatèrent parmi les enfants de la Selléide, qui, à force de prodiges de valeur, contraignirent enfin l'ennemi à renoncer à son entreprise.

L'action, qui avait commencé à trois heures du matin, finit au moment où, la plus grande chaleur du jour rendant les armes, échauffées par un tir continuel, impossibles à manier, les soldats ne de

mandaient plus, de part et d'autre, qu'à se reposer. Les Turcs s'éloignèrent ainsi du torrent de Samoniva, emportant leurs morts et leurs blessés, tandis que quelques partis isolés combattaient encore pour se conserver dans leurs positions..

Lorsque les chrétiens avaient abandonné, pour la dernière fois, le village de Souli, soixante-dix palicares s'étaient obstinés à rester dans deux maisons crénelées, qu'ils avaient résolu de défendre, afin d'opérer une diversion favorable aux chrétiens. Athanase Dracos, frère du capitaine Georges, s'était également retranché, avec trente hommes, dans sa propre maison, située sur une éminence à l'occident du village. Ils se battaient depuis dix heures du matin contre les mahométans, qui s'étaient relayés pour les assaillir; et, attaqués par des troupes fraîches, qu'Omer Brionès détacha contre eux dès qu'il se vit contraint de renoncer à forcer les Souliotes dans leurs derniers retranchements, ils auraient encore résisté, si celui-ci ne se fût décidé à les faire canonner.

Voyant avancer l'artillerie, et comprenant qu'ils allaient être écrasés sous les ruines des maisons qu'ils défendaient, deux de ces postes sortirent le sabre à la main, et parvinrent à s'ouvrir un passage à travers les infidèles, confondus de l'excès d'une audace à laquelle ils ne purent se défendre d'applaudir par un cri d'admiration. Un des postes seul restait, et tout moyen de fuir était impossible, lorsque, suivant le droit de la guerre établi entre les schypetars, il obtint la permission de sor

tir avec armes et bagages, en prononçant la formule usitée: Bessa ya Bessa, Foi pour Foi; et les Souliotes se rendirent à Kolôni, où ils rejoignirent leurs frères d'armes.

Cet usage de la foi, donnée avec promesse de réciprocité, entre les Souliotes et les schypetars, enfants d'un même pays, mais divisés par la croyance, qui ont conservé quelques traces d'une civilisation antique au milieu de la barbarie, n'étonnera pas moins, sans doute, que le respect d'un Albanais mahométan pour les lois de l'hospitalité, et sa rare fidélité au malheur.

Un vieux musulman, boiteux, nommé Zalicos, Toxide de la tribu des Tomorites, ancien toparque de Souli, pour Ali pacha, resté attaché aux chrétiens, que ses compatriotes avaient abandonnés, par rapport à Husseïn pacha, fils de Mouctar, que son grand-père (1) avait confié à ses soins, combattit avec intrépidité sous les drapeaux de la Croix, dans cette journée. Modèle de bravoure, inébranlable au plus fort de la mêlée, il se signala contre ses coreligionnaires, quoique son fils unique se trouvât parmi les soldats d'Omer Brionès, où il fut blessé. Chacun plaignait ce vieillard, chacun l'admirait; et quoique accablé de douleur et d'années, il ne retourna auprès de son maître, Hussein pacha, qu'après que les Grecs eurent repoussé les mahométans, qui prirent leurs quartiers au village de Souli. On recevait dans ce moment la nouvelle que,

(1) Voy. liv. III, ch.

VI,
de cette Histoire.

tandis qu'on était aux prises de ce côté avec les infidèles, Méhémet, visir de Morée, aidé de deux autres pachas, s'était porté contre le moulin de Dâla. Touza Zervas, chargé de défendre cette position, ne pouvant pas supposer qu'on l'attaquerait sérieusement, avait détaché la majeure partie de ses troupes, pour secourir ses frères de Kiapha. Il s'était dégarni au point de ne garder avec lui que cent cinquante soldats, quand les Turcs, ayant passé l'Achéron au nombre de deux mille, fondirent sur lui à l'improviste. Ils furent reçus fièrement; mais comme on avait négligé de garder le défilé de Cherdelina, les Souliotes, se trouvant tournés, se virent contraints d'abandonner Dâla. Ce fut le seul point qu'il entrait dans leur plan de guerre de conserver à toute extrémité, qui tomba au pouvoir des mahométans.

Dans ce combat, dont la durée fut de onze heures, les Turcs perdirent deux mille cinq cents hommes, tués ou blessés. Du nombre des premiers fut Soultzo Ghéortcha, schypetar renommé pour sa bravoure entre les Toxides des monts Devols; et le corps qui souffrit le plus fut celui d'Omer Brignès, composé en grande partie d'Asiatiques. Les Souliotes, malgré leurs revers, n'eurent à regretter que la perte du plus jeune des fils de Photos Tzavellas, de vingt hommes et de huit femmes, qui moururent les armes à la main. Ils parvinrent, même en faisant leur retraite derrière le ravin de Samoniva, à remporter leurs blessés, qui se montaient à trente individus des deux sexes, sans que

les Turcs obtinssent d'autres trophées qu'une seule tête, et un prisonnier qu'ils surprirent à l'écart.

Ces résultats sembleraient incroyables, si on ne disait pas que les Souliotes, qui se battent en tirailleurs, ne présentent que très-rarement leur poitrine découverte à l'ennemi. Embusqués derrière les rochers, ou garantis par des épaulements, ils tirent disséminés en voltigeurs, avec une telle justesse, qu'ils ne perdent presque jamais une balle. Quelquefois même ils s'éloignent hors de portée pour recharger leurs fusils, en revenant vers l'ennemi à la course, et presque jamais au même endroit d'où ils ont fait feu, à moins qu'ils n'occupent quelque forte embuscade. Cette manière de se battre fait qu'ils ne perdent que très-peu de monde dans ces sortes d'affaires.

Il en est de même des schypetars mahométans; mais les janissaires, qui marchent à découvert, et les Asiatiques, accoutumés à ne combattre qu'à cheyal, avec leurs longues carabines, n'ajustent jamais, ou tournent la tête quand ils tirent; aussi leurs coups arrivent rarement au but qu'ils se proposent d'atteindre. Exposés ainsi à la fusillade d'un ennemi caché, ils ont encore un autre désavantage, s'ils sont démontés ou repoussés. Ne pouvant fuir qu'en relevant de la main gauche leurs larges pantalons, embarrassés par leurs sabres, gênés par l'ampleur de leurs vêtements et de leurs bottes, ils s'arrêtent au bout d'une course de deux cents pas; et, assis les jambes croisées, ils attendent, la carabine ou le pistolet à la main, l'enne

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