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occupations habituelles reprirent leur cours. On était calme, lorsque, le 11 novembre, des barques venant de Kasos rapportèrent qu'elles n'avaient trouvé devant elles qu'une mer libre, mais que pendant la nuit elles avaient aperçu, vers l'orient d'été, un météore lumineux signe de quelque incendie. L'indice était vague; mais à peine les préposés à la garde du port en eurent fait part à quelques personnes, que le peuple, qui n'avait pas encore eu le temps d'en avoir connaissance, mu par une de ces inspirations spontanées qu'on ne saurait définir, s'attroupa tumultueusement en criant que la flotte turque était en feu et dispersée.

En effet, les Hydriotes avaient à peine touché à Psara, qu'on vota unanimement la destruction de l'escadre ottomane qui se trouvait à Ténédos. Une division navale, composée de douze bricks Psariens, détachés à sa suite, avait observé ses mouvements et sa position. L'entreprise était difficile; les Turcs, sans cesse aux aguets depuis la catastrophe de Chios, se gardaient avec un soin particulier et visitaient les moindres barques. Cependant, comme l'amirauté avait une confiance entière en ses marins et dans les services de Constantin Canaris, qui s'offrit de nouveau pour remplir cette mission périlleuse, on se décida à la hasarder.

On ajouta un brûlot à celui que le plus intrépide des hommes de mer de notre siècle devait monter, et malgré le temps orageux qui régnait, les deux armements appareillèrent le 9 novembre à sept heures du soir, accompagnés de deux bricks de guerre fins

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voiliers. Arrivés le jour suivant à leur destination, les gardes-côtes de Ténédos les virent sans défiance doubler un des caps de l'île sous pavillon turc. Ils semblaient chassés par les bricks de leur escorte qui battaient flamme et pavillon de la Croix, le costume ottoman que portaient les équipages des brûlots complétait l'illusion, lorsque deux frégates turques placées en vedettes à l'entrée du port les signalèrent, en les laissant se diriger vers le mouillage qu'ils cherchaient.

Le jour commençait à baisser, et il était impossible de distinguer le vaisseau amiral au milieu d'une forêt de mâts, quand celui-ci répondit aux signaux des frégates d'avant-garde par trois coups de canon. Il est à nous, dit aussitôt Canaris à son équipage, courage, camarades! nous le tenons. Manoeuvrant directement dans la direction d'où le canon s'était fait entendre, il aborde l'énorme citadelle flottante en enfonçant son mât de beaupré dans un de ses sabords. La torche à la main il met deux fois le feu à son brûlot et le vaisseau ennemi s'embrase avec une telle rapidité, que de plus de deux mille individus qui le montaient, le capitan pacha et une trentaine des siens parviennent seuls à se dérober à la mort.

Au même instant un second vaisseau est mis en feu par le brûlot de Cyriaque, et la rade n'offre plus qu'une scène de désordre et de confusion. Les canons, qui s'échauffent, tirent successivement, ou par bordée, et quelques - uns, chargés de boulets et d'obus, propagent l'incendie, tandis

que

la forteresse de Ténédos, croyant les Grecs entrés au port, canonne ses propres vaisseaux. Ceuxci coupent leurs câbles, se pressent, se heurtent, se démâtent, arrachent mutuellement leurs bordages ou s'échouent, et la majeure partie, ayant réussi à s'éloigner, malgré la confusion inséparable d'une telle catastrophe, est à peine portée au large, qu'elle est assaillie par une de ces tempêtes qui rendent une mer étroite aussi terrible que dangereuse pendant les longues nuits du mois de novembre. Les vaisseaux voguent à l'aventure ou s'abordent dans l'obscurité. Plusieurs périssent corps et biens; douze bricks font côte sur les plages de la Troade; deux frégates et une corvette abandonnées de leurs équipages sont emportées par les courants jusqu'aux attérages de Paros.

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Pendant que les Turcs se débattaient au milieu des flammes et des flots, les équipages des brûlots, formant un total de dix-sept hommes, assistaient à la destruction de la flotte du sultan. Ils virent successivement sauter le vaisseau amiral, et se sauver à terre dans un canot, celui qui montait, quelques minutes auparavant, le plus beau navire des mers! de l'Orient. Le second vaisseau s'abîma ensuite avec seize cents hommes, sans qu'il en échappât que deux. individus à demi brulés qui s'accrochèrent à des débris que la vague mugissante porta vers la plage, sur laquelle étaient échouées deux superbes frégates.

O Ténédos! Ténédos! ton nom, rendu célèbre par la lyre d'Homère et de Virgile, ne peut plus être oublié quand on parlera de la gloire des en

fants des Grecs. Le chantre des Messéniennes, Casimir Delavigne, a dit leurs douleurs et leur héroïsme; mais qui célébrera leur triomphe en racontant comment les bricks des Hellènes, après avoir recueilli Constantin Canaris, Cyriaque et leurs braves, présentant leurs voiles à la tempête, et naviguant sur la cime des vagues, reparurent le 12 novembre au port de Psara (1)? Les éphores, suivis d'une foule nombreuse de peuple, de soldats et de matelots, s'étaient portés à leur rencontre dès qu'on eut signalé leur approche. Mille cris de joie éclatent au moment qu'ils prennent terre! Salut aux vainqueurs de Ténédos! Honneur et gloire aux braves! -La patrie reconnaissante, dit le président des éphores en posant une couronne de lauriers sur la tête de Canaris, honore en toi le vainqueur de deux amiraux ennemis.

Il dit, et remontant vers la ville, le cortége, précédé de Canaris, se rend à l'église. Là, le héros déposant sa couronne aux pieds de l'image de la Vierge mère du Christ, le front prosterné dans la poussière, en disant que toute victoire vient de Dieu, s'humilie devant le Seigneur. Il confesse les péchés de la faiblesse humaine aux pieds d'un ministre des autels, et, après avoir reçu le pain de vie, aussi modeste que grand, le vainqueur de deux amiraux ennemis, se retire au sein de sa famille.

(1) M. Népomucène Lemercier, qu'il faut toujours nommer quand on veut citer une grande idée, a célébré les Souliotes, augustes ruines de la Grèce; et nous apprenons dans ce moment que M. Lebrun s'occupe de chanter les Hellènes.

Mais il veut en vain se dérober aux hommages; son nom a retenti avec trop d'éclat pour rester ignoré. Le capitaine du vaisseau anglais le Cambrian, qui arrivait à Psara, demande Canaris et l'interroge; il veut savoir comment les Grecs préparent leurs brûlots pour en obtenir de pareils résultats ? - Comme vous le faites, commandant; mais nous avons un secret que nous tenons caché ici, dit-il en montrant son cœur, l'amour de la patrie nous l'a fait trouver (1).

(1) C'était en ces termes, et en d'autres non moins simples, que ce même homme racontait au capitaine Clotz, comman dant la corvette de S. M. B. la Rose, les deux faits d'armes les plus mémorables de la marine moderne.

Constantin Canaris, dit le commodore anglais, est âgé de 29 à 30 ans. M. Clotz s'étant rendu à son domicile, il y trouva sa femme avec quelques voisines occupées à faire des cartouches.

Vous avez un brave homme pour mari! Sans cela je ne l'aurais pas épousé. Il entra dans ce moment, et le commodore fut étonné de voir un petit homme sans apparence, ayant le regard vif, perçant, et l'air mélancolique. Il lui demanda des details sur ses deux expéditions, et celui-ci les donna avec simplicité.

« Nous étions, dit-il, deux brûlots pour l'expédition de Chios. « Le calme nous surprit devant les îles Spalmadores, à la vue de deux corvettes ennemies qui étaient en observation. Mes « matelots eurent peur que nous ne fussions reconnus et massa« crés; ils se soulevèrent contre moi: alors je leur dis: Que me « voulez-vous? Si vous craignez, jetez-vous à la mer et rega« gnez Psara; pour moi, je reste. Ils se décidèrent alors à rester. Que ce calme ne vous inquiète pas, leur dis-je; il arréte nos « ennemis aussi bien que nous : à dix heures nous aurons du vent. « En effet, à neuf heures et demie il se leva une brise qui nous

"

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