Images de page
PDF
ePub

mi, qui n'a d'autre précaution à prendre que de les tourner pour les fusiller. Ainsi, dans une affaire où les barbares comptaient deux mille cinq cents tués ou blessés, il n'est pas étonnant que des hommes, qui agissent tour à tour à la manière des chasseurs et des Scythes, n'éprouvassent que des pertes très-faibles.

Les Souliotes, renfermés dans leurs dernières lignes, avaient aussitôt travaillé à s'établir militairement à Samoniva, où le polémarque fixa son quartier. Tzegouri Tzavellas prit en même temps le commandement du château de Caco-Souli, dans lequel se trouvait Husseïn pacha, fils de Mouctar, qui, depuis la perte entière de sa famille, obtenait, de la part des Grecs, des égards et une sûreté qu'il aurait été loin d'espérer auprès de Khourchid pacha. Plusieurs autres capitaines furent chargés de défendre les plateaux de Kiapha, Avaricos, Khonghi, Khône, Dembès, ainsi que Stretezza et Seritchani, qu'on reprit dans la nuit du premier au deux juin. Les Turcs, de leur côté, se retranchaient dans les positions qu'ils avaient enlevées. Omer Brionès et Tahir, qui occupaient le village de Souli, y formaient des magasins, tandis que le Kiaya de Kourchid renforçait son camp établi sur le mont Voutzi; et depuis le moulin de Dâla, près duquel Méhémet avait fait dresser ses tentes, le cours de l'Achéron était occupé par les mahométans.

Les Souliotes, témoins des dispositions des ennemis, qu'ils regardaient comme les préparatifs de leurs funérailles, à moins de l'arrivée des secours

attendus du Péloponèse, voyant les schypetars du Drin grossir les bandes du kiaya bey, qui occupait le mont Voutzi, résolurent de tout sacrifier pour le chasser de cette position.

Le 5 juin, jour marqué pour cette entreprise audacieuse, deux mille palicares, s'accrochant aux rochers, les escaladent, en fondant, avec la rapidité des vautours, sur les infidèles, qui étaient au nombre de six mille; ils pénètrent au milieu de leurs tentes, le fer et la flamme à la main, en se dirigeant vers leurs magasins, qu'ils embrasent. A cet aspect les Asiatiques, commandés dans ce moment par le pacha de Khoutayé, donnent le signal de la déroute, dans laquelle ils entraînent les Guègues, indignés de leur lâcheté. Tout le matériel des Turcs tombe au pouvoir des Souliotes, qui les poursuivent jusqu'au Palæochori, lieu où la mythologique antiquité avait, dit-on, élevé un temple aux divinités de l'Érèbe et de l'Averne. L'étendard de la Croix est arboré sur les débris de cette enceinte, ouvrage des Cyclopes; et le bruit de la victoire des chrétiens retentit du faîte des montagnes jusqu'au fond des vallées. Ainsi, les Souliotes avaient repris une énergie nouvelle en touchant aux rochers qui furent le berceau des races doriennes, auxquelles des traditions confuses rattachent leur origine.

Le récit de la défaite des musulmans étant parvenu à Khourchid, qui était déja dévoré de chagrins domestiques, car le harem, qu'on venait de conduire auprès de lui, avait éprouvé des atteintes telles, que son épouse, élevée dans le sérail

des sultans, offrait, ainsi que toutes ses compagnes, des preuves non équivoques de leur infidélité; il maudit le jour où une fatale ambition lui fit accepter le titre de serasker de l'Épire. Dans sa douleur il enviait le sort d'Ali pacha. Est-il assez vengé? s'écriait-il, suis-je assez puni de l'avoir trompé! Que m'importent de vains honneurs, quand tout, jusqu'à celle que j'aimais à nommer mon épouse, me trahit! Puis se rappelant qu'il avait pris l'engagement, auprès de la Porte Ottomane, de soumettre la Selléide, sa raison ne tarda pas à surmonter sa douleur.

Mesurant la profondeur de l'abîme au bord dụquel sa mauvaise fortune l'avait poussé, il ne se voyait entouré que de dangers. La Porte, qui le pressait de réduire Souli, lui ordonnait en même temps de se rendre à Larisse, pour prendre le commandement de l'armée destinée à envahir le Péloponèse. On lui redemandait, pour la vingtième fois, compte des trésors d'Ali pacha. Il venait en même temps d'être informé que Mayrocordatos avait quitté Corinthe avec le projet de pénétrer dans la Grèce occidentale, car il ignorait encore qu'il était débarqué à Missolonghi. Il savait, enfin, que de vives dissensions s'étaient élevées, depuis l'ouverture de la campagne, entre son kiaya et Omer Brionès. Il n'ignorait pas, car de fâcheuses vicissitudes lui avaient appris à connaître l'inconstance des Schypetars, que, rebutés par des combats interminables, ils pouvaient encore une fois abandonner ses drapeaux. Pressé par ces considérations,

il se détermina à quitter Janina, afin de se rendre en personne devant Souli, espérant que la victoire ou des négociations adroitement conduites lui livreraient ce dernier boulevard des hommes libres de l'Épire; son sort dépendait de l'issue heureuse ou malheureuse de cette affaire.

Le 7 juin, Khourchid pacha suivi de trois mille soldats d'élite arriva devant Samoniva. Au lieu de manifester des dispositions hostiles, il envoya complimenter les Souliotes, en leur faisant offrir un arrangement amical. Les conditions, qu'il leur proposait comme son ultimatum, portaient de lui consigner, dans un délai dont on conviendrait, le château fort construit par Ali pacha; de remettre à ses commissaires Husseïn pacha, petit-fils de ce visir; de leur livrer un certain nombre d'otages; d'agréer en échange de la Selléide un territoire à leur choix dans la Perrhébie, ou bien au-delà du Pinde, et de recevoir, à titre d'indemnités, douze mille bourses (cinq millions) comptant. En acceptant ces conditions, le serasker garantissait aux Souliotes tous les priviléges, droits et immunités concédés et octroyés par les glorieux sultans, aux armatolis de la Hellade. Il finissait en leur déclarant qu'il leur accordait trois jours pour délibérer sur le traité de clémence qu'il leur proposait, prenant Allah et le Prophète à témoin que, passé la durée de ce temps, ils n'auraient plus ni paix ni trève à attendre de sa part. Pour preuve de son invariable résolution, il ordonna de concentrer ses troupes, et Khourchid en négociant l'épée à la

main, se disposa à attaquer les chrétiens avec toutes ses troupes réunies, qni se montaient à près de vingt mille hommes.

Il n'y eut qu'une opinion dans le conseil des Souliotes au reçu du message de Khourchid, qui fut de se défendre. Résolus à mourir avec la patrie, les chrétiens décidèrent, lorsqu'ils seraient réduits aux abois, sort qui semblait inévitable, de faire leurs adieux solennels au monde, en effaçant jusqu'à l'exemple sublime qui leur avait été légué par le polémarque Samuel, lorsque ce chef intrépide consomma son holocauste, en se faisant sauter avec le magasin aux poudres du château de SainteVénérande (1). Ne prenant, à leur heure suprême, conseil que du désespoir, ils convinrent d'égorger femmes, enfants, et de se précipiter, avec ce qui leur resterait de vengeurs, au milieu des ennemis, où ils trouveraient un trépas non moins utile à la Grèce, que les glorieuses funérailles de Léonidas et de ses trois cents Spartiates.

La patrie survivait ainsi dans la pensée des Souliotes même au-delà du tombeau, quand leurs femmes, informées de cette résolution, apostrophèrent les vieillards en ces termes, qu'on a pu recueillir et conserver. « Depuis quand, hommes superbes, formés et nourris de notre sang, élevés « par nos soins avec tant de sollicitudes au milieu << des infirmités du berceau et de l'enfance, le Dieu qui nous créa vous a-t-il donné le droit de dis

«

(1) Voy. liv. I, ch. v, de cette Histoire.

« PrécédentContinuer »