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Les villes de Lycie' payoient les charges selon la proportion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peuvent suivre cette proportion il faut qu'elles suivent celle de leur puissance.

En Lycie, les juges et les magistrats des villes étoient élus par le conseil commun, et selon la proportion que nous avons dite. Dans la république de Hollande, ils ne sont point élus par le conseil commun, et chaque ville nomme ses magistrats. S'il falloit donner un modèle d'une belle république fédérative, je prendrois la république de Lycie.

CHAP. IV. Comment les États despotiques pourvoient

à leur sûreté.

Comme les républiques pourvoient à leur sûreté en s'unissant, les Etats despotiques le font en se séparant, et en se tenant, pour ainsi dire, seuls. Ils sacrifient une partie du pays, ravagent les frontières et les rendent désertes le corps de l'empire devient inaccessible.

Il est reçu en géométrie que, plus les corps ont d'étendue, plus leur circonférence est relativement petite. Cette pratique de dévaster les frontières est donc plus tolérable dans les grands États que dans les médiocres.

Cet État fait contre lui-même tout le mal que pourroit faire un cruel ennemi, mais un ennemi qu'on ne pourroit arrêter.

L'Etat despotique se conserve par une autre sorte de séparation, qui se fait en mettant les provinces éloignées entre les mains d'un prince qui en soit feudataire. Le Mogol, la Perse, les empereurs de la Chine, ont leurs feudataires; et les Turcs se sont très-bien trouvés d'avoir mis entre leurs ennemis et eux les Tartares, les Moldaves, les Valaques, et autrefois les Transylvains.

CHAP. V. Comment la monarchie pourvoit à sa sûreté.

La monarchie ne se détruit pas elle-même comme l'État despotique; mais un Etat d'une grandeur médiocre pourroit être d'abord envahi. Elle a donc des places fortes qui défendent ses frontières, et des armées pour défendre ses places fortes. Le plus petit terrain s'y dispute avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les États despotiques font entre eux des invasions : il n'y a que les monarchies qui fassent la guerre.

Les places fortes appartiennent aux monarchies; les Etats despotiques craignent d'en avoir. Ils n'osent les confier à personne, car personne n'y aime l'État et le prince.

4. Strabon, liv. XIV. -2. Ibid.

CHAP. VI.

De la force défensive des États en genéral.

Pour qu'un Etat soit dans sa force, il faut que sa grandeur soit telle qu'il y ait un rapport de la vitesse avec laquelle on peut exécuter contre lui quelque entreprise, et la promptitude qu'il peut employer pour la rendre vaine. Comme celui qui attaque peut d'a bord paroître partout, il faut que celui qui défend puisse se montrer partout aussi; et, par conséquent, que l'étendue de l'État soit médiocre, afin qu'elle soit proportionnée au degré de vitesse que la nature a donné aux hommes pour se transporter d'un lieu à un

autre.

La France et l'Espagne sont précisément de la grandeur requise. Les forces se communiquent si bien, qu'elles se portent d'abord là où l'on veut; les armées s'y joignent, et passent rapidement d'une frontière à l'autre ; et l'on n'y craint aucune des choses qui ont besoin d'un certain temps pour être exécutées.

En France, par un bonheur admirable, la capitale se trouve plus près des différentes frontières, justement à proportion de leur foiblesse; et le prince y voit mieux chaque partie de son pays, à mesure qu'elle est plus exposée.

Mais lorsqu'un vaste État, tel que la Perse, est attaqué, il faut plusieurs mois pour que les troupes dispersées puissent s'assembler; et on ne force pas leur marche pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze jours. Si l'armée qui est sur la frontière est battue, elle est sûrement dispersée, parce que ses retraites ne sont pas prochaines; l'armée victorieuse, qui ne trouve pas de résistance, s'avance à grandes journées, paroît devant la capitale, et en forme le siége, lorsqu'à peine les gouverneurs des provinces peuvent être avertis d'envoyer du secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine la hâtent en n'obéissant pas. Car des gens, fidèles uniquement parce que la punition est proche, ne le sont plus dès qu'elle est éloignée : ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L'empire se dissout, la capitale est prise, et le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs.

La vraie puissance d'un prince ne consiste pas tant dans la facilité qu'il a à conquérir que dans la difficulté qu'il y a à l'attaquer. et, si j'ose parler ainsi, dans l'immutabilité de sa condition. Mais l'agrandissement des Etats leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut les prendre.

Ainsi, comme les monarques doivent avoir de la sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent pas avoir moins de prudence, afin de la borner. En faisant cesser les inconvéniens de la petitesse, il faut qu'ils aient toujours l'œil sur les inconveniens de la grandeur,

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Les ennemis d'un grand prince qui a si longtemps régné l'ont mille fois accusé, plutôt, je crois, sur leurs craintes que sur leurs raisons, d'avoir formé et conduit le projet de la monarchie universelle. S'il y avoit réussi, rien n'auroit été plus fatal à l'Europe, à ses anciens sujets, à lui, à sa famille. Le ciel, qui connoît les vrais avantages, l'a mieux servi par des défaites qu'il n'auroit fait par des victoires. Au lieu de le rendre le seul roi de l'Europe, il le favorisa plus en le rendant le plus puissant de tous.

Sa nation, qui, dans les pays étrangers, n'est jamais touchée que de ce qu'elle a quitté ; qui, en partant de chez elle, regarde la gloire comme le souverain bien, et, dans les pays éloignés, comme un obstacle à son retour; qui indispose par ses bonnes qualités mêmes, parce qu'elle paroît y joindre du mépris; qui peut supporter les blessures, les périls et les fatigues, et non pas la perte de ses plaisirs; qui n'aime rien tant que sa gaieté, et se console de la perte d'une bataille à chanter le général, n'aurait jamais été jusqu'au bout d'une entreprise qui ne peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les autres, ni manquer un moment sans manquer pour toujours.

CHAP. VIII.

Cas où la force défensive d'un État est inférieure à sa force offensive.

C'étoit le mot du sire de Coucy au roi Charles V, « que les Anglois ne sont jamais si foibles ni si aisés à vaincre que chez eux.. C'est ce qu'on disoit des Romains; c'est ce qu'éprouvèrent les Carthaginois; c'est ce qui arrivera à toute puissance qui a envoyé au loin des armées pour réunir, par la force de la discipline et du pouvoir militaire, ceux qui sont divisés chez eux par des intérêts politiques ou civils. L'État se trouve foible, à cause du mal qui reste toujours, et il a été encore affoibli par le remède.

La maxime du sire de Coucy est une exception à la règle générale, qui veut qu'on n'entreprenne point de guerres lointaines; et cette exception confirme bien la règle, puisqu'elle n'a lieu que contre ceux qui ont eux-mêmes violé la règle.

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Toute grandeur, toute force, toute puissance, est relative. Il faut bien prendre garde qu'en cherchant à augmenter la grandeur réelle on ne diminue la grandeur relative.

Vers le milieu du règne de Louis XIV, la France fut au plus haut point de sa grandeur relative. L'Allemagne n'avoit point encore les grands monarques qu'elle a eus depuis. L'Italie étoit dans le même

cas. L'Écosse et l'Angleterre ne formoient point un corps de monarchie. L'Aragon n'en formoit pas un avec la Castille; les parties séparées de l'Espagne en étoient affoiblies, et l'affoiblissoient. La Mos covie n'étoit pas plus connue en Europe que la Crimée.

СНАР. Х.

De la foiblesse des États voisins.

Lorsqu'on a pour voisin un État qui est dans sa décadence, on doit bien se garder de hâter sa ruine, parce qu'on est à cet égard dans la situation la plus heureuse où l'on puisse être, n'y ayant rien de si commode pour un prince que d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui tous les coups et tous les outrages de la fortune. Et il est rare que, par la conquête d'un pareil État, on augmente autant en puissance réelle qu'on a perdu en puissance relative.

LIVRE X.

DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LA
FORCE OFFENSIVE.

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La force offensive est réglée par le droit des gens, qui est la loi politique des nations considérées dans le rapport qu'elles ont les unes avec les autres.

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La vie des États est comme celle des hommes: ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation.

Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit de tuer, parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui m'attaque est à lui; de même un État fait la guerre, parce que sa conservation est juste comme toute autre conservation.

Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n'emporte point avec lui la nécessité de l'attaque. Au lieu d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense que dans les cas momentanés où l'on seroit perdu si l'on attendoit le secours des lois. Mais, entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d'attaquer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en mettroit un autre en état de le détruire, et que l'attaque est dans ce moment le seul moyen d'empêcher cette destruction,

Il suit de là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu'elles sont plus souvent dans le cas de craindre d'être détruites.

Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience ou les conseils des princes ne se tiennent pas là, tout est perdu; et, lorsqu'on se fondera sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance, d'utilité, des flots de sang inonderont la terre.

Que l'on ne parle pas surtout de la gloire du prince sa gloire seroit son orgueil; c'est une passion, et non pas un droit légitime.

Il est vrai que la réputation de sa puissance pourroit augmenter les forces de son État; mais la réputation de sa justice les augmenteroit tout de même.

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Du droit de guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence: il en doit donc suivre l'esprit.

Lorsqu'un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui suit quatre sortes de lois : la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservation des espèces; la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fît; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature n'en a point borné la durée; enfin la loi tirée de la chose même. La conquête est une acquisition; l'esprit d'acquisition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage, et non pas celui de destruction.

Un Etat qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes : il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous les citoyens.

La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains: sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philosophie, à nos mœurs.

Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l'arbitraire; ils ont supposé dans les conquérans un droit, je ne sais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe, et établir des maxi

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