les historiens, de leur insolence à l'égard des femmes et des filles. C'est trop pour une nation d'avoir à souffrir la fierté du vainqueur, et encore son incontinence, et encore son indiscrétion, sans doute plus fâcheuse, parce qu'elle multiplie à l'infini les outrages. Je ne regarde pas comme une bonne loi celle que fit Cyrus pour que les Lydiens ne pussent exercer que des professions viles ou des professions infâmes. On va au plus pressé; on songe aux révoltes, et non pas aux invasions. Mais les invasions viendront bientôt; les deux peuples s'unissent, ils se corrompent tous les deux. J'aimerois mieux maintenir par les lois la rudesse du peuple vainqueur qu'entretenir par elles la mollesse du peuple vaincu. Aristodème, tyran de Cumes, chercha à énerver le courage de la jeunesse. Il voulut que les garçons laissassent croître leurs cheveux, comme les filles; qu'ils les ornassent de fleurs, et portassent des robes de différentes couleurs jusqu'aux talons; que, lorsqu'ils alloient chez leurs maîtres de danse et de musique, des femmes leur portassent des parasols, des parfums et des éventails; que, dans le bain, elles leur donnassent des peignes et des miroirs. Cette éducation duroit jusqu'à l'âge de vingt ans. Cela ne peut convenir qu'à un petit tyran, qui expose sa souveraineté pour défendre sa vie. Ce prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chute en formant des desseins qui ne pouvoient être exécutés que par une longue guerre : ce que son royaume ne pouvoit soutenir. Ce n'étoit pas un État qui fût dans la décadence qu'il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu'il leur faisoit, comme d'une école. A chaque défaite, ils s'approchoient de la victoire; et, perdant au dehors, ils apprenoient à se défendre au dedans. Charles se croyoit le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il erroit, et dans lesquels la Suède étoit comme répandue, pendant que son principal ennemi se fortifioit contre lui, le serroit, s'établissoit sur la mer Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie. La Suède ressembloit à un fleuve dont on coupoit les eaux dans sa source, pendant qu'on les détournoit dans son cours. 1. Parcourez l'Histoire de l'Univers, par M. Puffendorf. 2 Denys d'Halicarnasse, livre VI Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles s'il n'avoit pas été détruit dans ce lieu, il l'auroit été dans un autre. Les accidens de la fortune se réparent aisément; mais comment parer à des événemens qui naissent continuellement de la nature des choses? Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même. Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modèle qu'il avoit pris encore le suivit-il très-mal. Il n'étoit point Alexandre; mais il auroit été le meilleur soldat d'Alexandre. Le projet d'Alexandre ne réussit que parce qu'il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu'ils firent de la Grèce, les conquêtes d'Agésilas et la retraite des dix mille, avoient fait connoître au juste la supériorité des Grecs dans leur manière de combattre, et dans le genre de leurs armes; et l'on savoit bien que les Perses étoient trop grands pour se corriger. Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par des divisions : elle étoit alors réunie sous un chef qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de l'éblouir par la destruction de ses ennemis éternels, et par l'espérance de la conquête de l'Asie. Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, et qui travailloit les terres par principe de religion, fertile et abondant en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister. On pouvoit juger par l'orgueil de ses rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu'ils précipiteroient leur chute en donnant toujours des batailles, et que la flatterie ne permettroit jamais qu'ils pussent douter de leur grandeur. Et non-seulement le projet étoit sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions mêmes, avoit, si j'ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisoit, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, et qui avoient l'esprit plus gâté que lui, n'ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise. CHAP. XIV. - Alexandre. Il ne partit qu'après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étoient voisins, et achevé d'accabler les Grecs; il ne se servit de cet accablement que pour l'exécution de son entreprise; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens; il attaqua les provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte, il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre; il ne manqua point de subsistances: et, s'il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire. Dans le commencement de son entreprise, c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit peu de chose au hasard quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsque, avant son départ, il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de retour dans la Grèce 2, c'est comme malgré lui qu'il prend et détruit Thèbes : campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner euxmêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit par principe attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit. Il prit l'Égypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes pendant qu'il assembloit des armées innombrables dans un autre univers. Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies grecques; la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre. 4 Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes : après la bataille d'Arbelles, il le suit de si près qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir les marches d'Alexandre sont si rapides que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire. C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes: voyons comment il les con serva. Il résista à ceux qui vouloient qu'il traitât les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves; il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu; il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu'il montra tant de continence; 1. Voy. Arrien, De expeditione Alexandri, lib. I. 2. Ibid. - 3. Ibid. 4. Ibid., lib., III, 5. C'étoit le conseil d'Aristote. (Plutarque, OEuvres morales: De la fortune d'Alexandre.) c'est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter. 2 Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avoit vaincue : il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages : les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent; les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent'; quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourroit se faire d'union par mariages entre les peuples des provinces. Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il båtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta. Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs 5 il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles. Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs; il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, et tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Egyptiens; il les rétablit: peu 4. Voy. Arrien, De exped. Alexand., lib. VII. 2. Voy. la Loi des Bourguignons, tit. xII, art. 5. 3. Voy. la Loi des Wisigoths, liv. III, tit. v, § 1, qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d'égard, y est-il dit, à la différence des nations, que des conditions. 4. Voy la Loi des Lombards, liv. II, tit. vII, § 1 et 2. 5. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs: ce qui donna à leur État de terribles secousses. 6. Voy. Arrien, De expeditione Alexand., lib. III et autres. - 7. Ibid. de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices. Il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourut, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière ; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées; elle s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison, c'étoit un Macédonien; falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée, il étoit Alexandre. Il fit deux mauvaises actions : il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportemens et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haïr. Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête. CHAP. XV. - Nouveaux moyens de conserver la conquête. Lorsqu'un monarque conquiert un grand État, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme et à conserver la conquête les conquérans de la Chine l'ont mise en usage. Pour ne point désespérer le peuple vaincu et ne point enorgueillir le vainqueur, pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, et pour contenir les deux peuples dans le devoir, ia famille tartare qui règne présentement à la Chine a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié chinois, moitié tartares. Cela produit plusieurs bons effets: 1° les deux nations se contiennent l'une l'autre; 2° elles gardent 1. Voy. Arrien, De expeditione Alexandri, lib. VII. |