Images de page
PDF
ePub

latitude, on pourroit les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J'ai vu les opéras d'Angleterre et d'Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs; mais la même musique produit des effets si différens sur les deux nations, l'une est si calme, et l'autre si transportée, que cela paroît inconcevable.

Il en sera de même de la douleur : elle est excitée en nous par le déchirement de quelque fibre de notre corps. L'auteur de la nature a établi que cette douleur seroit plus forte à mesure que le dérangement sera plus grand: or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds: l'âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.

Avec cette délicatesse d'organes que l'on a dans les pays chauds, l'âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l'union des deux sexes: tout conduit à cet objet.

Dans les climats du nord, à peine le physique de l'amour a-t-il la force de se rendre bien sensible; dans les climats tempérés, l'amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d'abord semblent être lui-même, et ne sont pas encore lui; dans les climats plus chauds, on aime l'amour pour lui-même, il est la cause unique du bonheur, il est la vie.

Dans les pays du midi, une machine délicate, foible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstans dans leurs manières, dans leurs vices même, et dans leurs vertus: le climat n'y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer euxmêmes.

La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l'abattement passera à l'esprit même; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux; les inclinations y seront toutes passives; la paresse y fer le bonheur; la plupart des châtimens y seront moins difficiles à soutenir que l'action de l'âme, et la servitude moins insupportable que la force d'esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.

CHAP. III.

Contradiction dans les caractères de certains
peuples du midi.

Les Indiens' sont naturellement sans courage : les enfans' mêmes des Européens nés aux Indes perdent celui de leur climat. Mais comment accorder cela avec leurs actions atroces, leurs coutumes, leurs pénitences barbares? Les hommes s'y soumettent à des maux incroyables, les femmes s'y brûlent elles-mêmes : voilà bien de la force pour tant de foiblesse.

La nature, qui a donné à ces peuples une foiblesse qui les rend timides, leur a donné aussi une imagination si vive que tout les frappe à l'excès. Cette même délicatesse d'organes qui leur fait craindre la mort, sert aussi à leur faire redouter mille choses plus que la mort. C'est la même sensibilité qui leur fait fuir tous les périls, et les leur fait tous braver.

Comme une bonne éducation est plus nécessaire aux enfans qu'à ceux dont l'esprit est dans sa maturité; de même, les peuples de ces climats ont plus besoin d'un législateur sage que les peuples du nôtre. Plus on est aisément et fortement frappé, plus il importe de l'être d'une manière convenable, de ne recevoir pas des préjugés, et d'être conduit par la raison.

Du temps des Romains, les peuples du nord de l'Europe vivoient sans arts, sans éducation, presque sans lois; et cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance romaine jusqu'au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire.

CHAP. IV.

Cause de l'immutabilité de la religion, des mœurs, des manières, des lois, dans les pays d'Orient.

Si, avec cette foiblesse d'organes qui fait recevoir aux peuples d'Orient les impressions du monde les plus fortes, vous joignez une certaine paresse dans l'esprit, naturellement liée avec celle du corps, qui fasse que cet esprit ne soit capable d'aucune action, d'aucun effort, d'aucune contention, vous comprendrez que l'âme qui a une fois reçu des impressions ne peut plus en changer. C'est ce qui fait que les lois, les mœurs3, et les manières, même celles qui parois

1. « Cent soldats d'Europe, dit Tavernier, n'auroient pas grand'peine à battre mille soldats indiens. »

2. Les Persans mêmes, qui s'établissent aux Indes, prennent, à la troisième génération, la nonchalance et la lâcheté indienne. Voy. Bernier, Sur le Mogol, t. I, p. 282.

3. On voit par un fragment de Nicolas de Damas, recueilli par Constantin Porphyrogénète, que la coutume étoit ancienne en Orient d'envoyer étrangler un gouverneur qui déplaisoit; elle étoit du temps des Mèdes.

MONTESQUIEU I

9

sent indifférens, comme la façon de se vêtir, sont aujourd'hui en Orient comme elles étoient il y a mille ans.

CHAP. V. Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et les bons sont ceux qui s'y sont opposés.

Les Indiens croient que le repos et le néant sont le fondement de toutes choses, et la fin où elles aboutissent. Ils regardént donc l'entière inaction comme l'état le plus parfait et l'objet de leurs désirs. Ils donnent au souverain Être le surnom d'immobile. Les Siamois croient que la félicité2 suprême consiste à n'être point obligé d'animer une machine et de faire agir un corps.

Dans ces pays où la chaleur excessive énerve et accable, le repos est si délicieux et le mouvement si pénible, que ce système de métaphysique paroît naturel; et3 Foé, législateur des Indes, a suivi ce qu'il sentoit, lorqu'il a mis les hommes dans un état extrêmement passif; mais sa doctrine, née de la paresse du climat, la favorisant à son tour, a causé mille maux.

Les législateurs de la Chine furent plus sensés, lorsque, considérant les hommes, non pas dans l'état paisible où ils seront quelque jour, mais dans l'action propre à leur faire remplir les devoirs de la vie, ils firent leur religion, leur philosophie, et leurs lois, toutes pratiques. Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales les en doivent éloigner.

CHAP. VI. De la culture des terres dans les climats chauds.

La culture des terres est le plus grand travail des hommes. Plus le climat les porte à fuir ce travail, plus la religion et les lois doivent y exciter. Ainsi, les lois des Indes, qui donnent les terres aux princes et ôtent aux particuliers l'esprit de propriété, augmentent les mauvais effets du climat, c'est-à-dire la paresse naturelle.

[blocks in formation]

Le monachisme y fait les mêmes maux; il est né dans les pays chauds d'Orient, où l'on est moins porté à l'action qu'à la spéculation.

1. Panamanack. Voy. Kircher.

2. La Loubère, Relation de Siam, p. 446.

3. Foé veut réduire le cœur au pur vide. « Nous avons des yeux et des oreilles; mais la perfection est de ne voir ni entendre: une bouche, des mains, etc.; la perfection est que ces membres soient dans l'inaction. » Ceci est tiré du dialogue d'un philosophe chinois, rapporté par le père du Halde, t. III.

En Asie, le nombre des derviches ou moines semble augmenter avec la chaleur du climat; les Indes, où elle est excessive, en sont remplies: on trouve en Europe cette même différence.

Pour vaincre la paresse du climat, il faudroit que les lois cherchassent à ôter tous les moyens de vivre sans travail; mais, dans le midi de l'Europe, elles font tout le contraire; elles donnent à ceux qui veulent être oisifs des places propres à la vie spéculative, et y attachent des richesses immenses. Ces gens, qui vivent dans une abondance qui leur est à charge, donnent avec raison leur superflu au bas peuple: il a perdu la propriété des biens; ils l'en dédommagent par l'oisiveté dont ils le font jouir; et il parvient à aimer sa misère même.

[blocks in formation]

Les relations' de la Chine nous parlent de la cérémonie d'ouvrir les terres, que l'empereur fait tous les ans 2. On a voulu exciter3 les peuples au labourage par cet acte public et solennel.

De plus, l'empereur est informé chaque année du laboureur qui s'est le plus distingué dans sa profession; il le fait mandarin du huitième ordre.

Chez les anciens Perses', le huitième jour du mois nommé chorrem-ruz, les rois quittoient leur faste pour manger avec les laboureurs. Ces institutions sont admirables pour encourager l'agricul

ture.

СНАР. ІХ.

·Moyens d'encourager l'industrie.

ой

Je ferai voir, au livre XIX, que les nations paresseuses sont ordinairement orgueilleuses. On pourroit tourner l'effet contre la cause, et détruire la paresse par l'orgueil. Dans le midi de l'Europe, les peuples sont si frappés par le point d'honneur, il seroit bon de donner des prix aux laboureurs qui auroient le mieux cultivé leurs champs, ou aux ouvriers qui auroient porté plus loin leur industrie. Cette pratique réussira même par tout pays. Elle a servi de nos jours en Irlande à l'établissement d'une des plus importantes manufactures de toile qui soit en Europe.

1. Le père du Halde, Histoire de la Chine, t. II, p. 72.

2. Plusieurs rois des Indes font de même. (Relation du royaume de Siam, par La Loubère, p. 69.)

3. Venty, troisième empereur de la troisième dynastie, cultiva la terre de ses propres mains, et fit travailler à la soie, dans son palais, l'impératrice et ses femmes. (Histoire de la Chine.)

4. M. Hyde, Religion des Perses.

CHAP. X.

[ocr errors]

Des lois qui ont rapport à la sobriété des peuples. Dans les pays chauds, la partie aqueuse du sang se dissipe beaucoup par la transpiration': il y faut donc substituer un liquide pareil. L'eau y est d'un usage admirable; les liqueurs fortes y coaguleroient les globules' du sang qui restent après la dissipation de la partie aqueuse.

Dans les pays froids, la partie aqueuse du sang s'exhale peu par la transpiration; elle reste en grande abondance: on y peut donc user de liqueurs spiritueuses, sans que le sang se coagule. On y est plein d'humeurs; les liqueurs fortes, qui donnent du mouvement au sang, y peuvent être convenables.

La loi de Mahomet, qui défend de boire du vin, est donc une loi du climat d'Arabie: aussi, avant Mahomet, l'eau étoit-elle la boisson commune des Arabes. La loi3 qui défendoit aux Carthaginois de boire du vin étoit aussi une loi du climat effectivement le climat de ces deux pays est à peu près le même.

Une pareille loi ne seroit pas bonne dans les pays froids, où le climat semble forcer à une certaine ivrognerie de nation, bien différente de celle de la personne. L'ivrognerie se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur et de l'humidité du climat. Passez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude. Passez du même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l'ivrognerie aller vers le midi', comme de ce côté-ci elle avoit été vers le nord.

Il est naturel que, là où le vin est contraire au climat, et par conséquent à la santé, l'excès en soit plus sévèrement puni que dans les pays où l'ivrognerie a peu de mauvais effets pour la personne, où elle en a peu pour la société, où elle ne rend point les hommes furieux, mais seulement stupides. Ainsi les lois qui ont puni un homme ivre, et pour la faute qu'il faisoit, et pour l'ivresse, n'étoient applicables qu'à l'ivrognerie de la personne, et non à l'ivro

4. M. Bernier, faisant un voyage de Lahor à Cachemire, écrivoit : << Mon corps est un crible à peine ai-je avalé une pinte d'eau, que je la vois sortir comme une rosée de tous mes membres, jusqu'au bout des doigts. J'en bois dix pintes par jour, et cela ne me fait pas de mal. (Voyage de Bernier.)

2. Il y a dans le sang des globules rouges, des parties fibreuses, des globules blancs, et de l'eau dans laquelle nage tout cela.

3. Platon, liv. II des Lois; Aristote, liv. I, chap. v, Du soin des affaires domestiques; Eusèbe, Prépar. Evang., liv. XII, chap. xvII.

4. Cela se voit chez les Hottentots et les peuples de la pointe du Chili, qui sont plus près du sud.

5. Comme fit Pittacus, selon Aristote, Politique, liv. II, chap. I. Il vivoit dans un climat où l'ivrognerie n'est pas un vice de nation.

« PrécédentContinuer »