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le génie du peuple romain, pour découvrir la vraie cause de la haine qu'il conçut pour Carvilius. Ce n'est point parce que Carvilius répudia sa femme qu'il tomba dans la disgrâce du peuple ; c'est une chose dont le peuple ne s'embarrassoit pas. Mais Carvilius avoit fait un serment aux censeurs, qu'attendu la stérilité de sa femme, il la répudieroit pour donner des enfans à la république. C'étoit un joug que le peuple voyoit que les censeurs alloient mettre sur lui. Je ferai voir dans la suite de cet ouvrage les répugnances qu'il eut toujours pour des règlemens pareils. Mais d'où peut venir une telle contradiction entre ces auteurs? Le voici: Plutarque a examiné un fait, et les autres ont raconté une merveille.

LIVRE XVII.

COMMENT LES LOIS DE LA SERVITUDE POLITIQUE ONT DU RAPPORT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.

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La servitude politique ne dépend pas moins de la nature du climat, que la civile et la domestique, comme on va le faire voir.

CHAP. II. Différence des peuples par rapport au courage.

Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervoit la force et le courage des hommes, et qu'il y avoit dans les climats froids une certaine force de corps et d'esprit qui rendoit les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies. Cela se remarque non-seulement de nation à nation, mais encore dans le même pays, d'une partie à une autre. Les peuples du nord de la Chine sont plus courageux que ceux dù midi; les peuples du midi de la Corée ne le sont pas tant que ceux du nord.

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Il ne faut pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C'est un effet qui dérive de sa cause naturelle.

Ceci s'est encore trouvé vrai dans l'Amérique : les empires despotiques du Mexique et du Pérou étoient vers la ligne, et presque tous les petits peuples libres étoient et sont encore vers les pôles.

4. Au liv. XXIII, chap. xxi.

2. Le père du Halde, t. I, p. 142.

3. Les livres chinois le disent ainsi. (Ibid., t. IV, p. 448.)

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Les relations nous disent 1«< que le nord de l'Asie, ce vaste continent qui va du quarantième degré ou environ jusques au pôle, et des frontières de la Moscovie jusqu'à la mer Orientale, est dans un climat très-froid; que ce terrain immense est divisé, de l'ouest à l'est, par une chaîne de montagnes qui laissent au nord la Sibérie, et au midi la grande Tartarie; que le climat de la Sibérie est si froid qu'à la réserve de quelques endroits elle ne peut être cultivée; et que quoique les Russes aient des établissemens tout le long de l'Irtis, ils n'y cultivent rien; qu'il ne vient dans ce pays que quelques petits sapins et arbrisseaux; que les naturels du pays sont divisés en de misérables peuplades, qui sont comme celles du Canada; que la raison de cette froidure vient, d'un côté, de la hauteur du terrain, et, de l'autre, de ce qu'à mesure que l'on va du midi au nord les montagnes s'aplanissent, de sorte que le vent du nord souffle partout sans trouver d'obstacles; que ce vent, qui rend la Nouvelle-Zemble inhabitable, soufflant dans la Sibérie, la rend inculte; qu'en Europe, au contraire, les montagnes de Norwége et de Laponie sont des boulevards admirables qui couvrent de ce vent les pays du nord; que cela fait qu'à Stockholm, qui est à cinquanteneuf degrés de latitude ou environ, le terrain produit des fruits, des grains, des plantes; et qu'autour d'Abo, qui est au soixanteunième degré, de même que vers les soixante-trois et soixantequatre, il y a des mines d'argent, et que le terrain est assez fertile. »

Nous voyons encore dans les relations « que la grande Tartarie, qui est au midi de la Sibérie, est aussi très-froide; que le pays ne se cultive point; qu'on n'y trouve que des pâturages pour les troupeaux; qu'il n'y croît point d'arbres, mais quelques broussailles, comme en Islande; qu'il y a auprès de la Chine et du Mogol quelques pays où il croît une espèce de millet, mais que le blé ni le riz n'y peuvent mûrir; qu'il n'y a guère d'endroits dans la Tartarie chinoise, aux quarante-troisième, quarante-quatrième et quarantecinquième degrés, où il ne gèle sept ou huit mois de l'année de sorte qu'elle est aussi froide que l'Islande, quoiqu'elle dût être plus chaude que le midi de la France; qu'il n'y a point de villes, excepté quatre ou cinq vers la mer Orientale, et quelques-unes que les Chinois, par des raisons de politique, ont bâties près de la Chine; que, dans le reste de la grande Tartarie, il n'y en a que quelques-unes placées dans les Boucharies, Turkestan et Charisme; que la raison de cette extrême froidure vient de la nature du terrain nitreux,

4. Voy. les Voyages du nord, t. VIII; l'Histoire des Tattars, et le IV volume de la Chine du père du Halde,

plein de salpêtre, et sablonneux, et de plus, de la hauteur du terrain. Le père Verbiest avoit trouvé qu'un certain endroit, à quatre-vingts lieues au nord de la grande muraille, vers la source de Kavamhuram, excédoit la hauteur du rivage de la mer, près de Pékin, de trois mille pas géométriques; que cette hauteur est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivières de l'Asie aient leur source dans le pays, il manque cependant d'eau, de façon qu'il ne peut être habité qu'auprès des rivières et des lacs. »

Ces faits posés, je raisonne ainsi : l'Asie n'a point proprement de zone tempérée; et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c'est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Chine, la Corée et le Japon.

En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu'elle soit située dans des climats très-différens entre eux, n'y ayant point de rapport entre les climats d'Espagne et d'Italie, et ceux de Norwége et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin; qu'il n'y a pas une notable différence; et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue.

De là il suit qu'en Asie les nations sont opposées aux nations du fort au foible; les peuples guerriers, braves et actifs, touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides: il faut donc que l'un soit conquis, et l'autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C'est la grande raison de la foiblesse de l'Asie et de la force de l'Europe, de la liberté de l'Europe et de la servitude de l'Asie : cause que je ne sache pas que l'on ait encore remarquée. C'est ce qui fait qu'en Aşie il n'arrive jamais que la liberté augmente; au lieu qu'en Europe elle augmente ou diminue, selon les circonstances.

Que la noblesse moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d'impatience que les climats du midi ne donnent point. N'y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours? Qu'un autre royaume du nord ait perdu ses lois, on peut s'en fier au climat ; il ne les a pas perdues d'une manière irrévocable.

4. La Tartarie est donc comme une espèce de montagne plate.

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Ce que nous venons de dire s'accorde avec les événemens de l'histoire. L'Asie a été subjuguée treize fois : onze fois par les peuples du nord, deux fois par ceux du midi. Dans les temps reculés, les Scythes la conquirent trois fois; ensuite les Mèdes et les Perses chacun une; les Grecs, les Arabes, les Mogols, les Turcs, les Tartares, les Persans et les Aguans. Je ne parle que de la haute Asie, et je ne dis rien des invasions faites dans le reste du midi de cette partie du monde, qui a continuellement souffert de très-grandes révolutions.

En Europe, au contraire, nous ne connoissons, depuis l'établissement des colonies grecques et phéniciennes, que quatre grands changemens : le premier, causé par les conquêtes des Romains; le second, par les inondations des barbares qui détruisirent ces mêmes Romains; le troisième, par les victoires de Charlemagne, et le dernier, par les invasions des Normands. Et, si l'on examine bien ceci, on trouvera, dans ces changemens mêmes, une force générale répandue dans toutes les parties de l'Europe. On sait la difficulté que les Romains trouvèrent à conquérir en Europe, et la facilité qu'ils eurent à envahir l'Asie. On connoît les peines que les peuples du nord eurent à renverser l'empire romain, les guerres et les travaux de Charlemagne, les diverses entreprises des Normands. Les destructeurs étoient sans cesse détruits.

CHAP. V. Que, quand les peuples du nord de l'Asie et ceux du nord de l'Europe ont conquis, les effets de la conquête n'étoient pas les mêmes.

Les peuples du nord de l'Europe l'ont conquise en hommes libres; les peuples du nord de l'Asie l'ont conquise en esclaves, et n'ont vaincu que pour un maître.

La raison en est que le peuple tartare, conquérant naturel de l'Asie, est devenu esclave lui-même. Il conquiert sans cesse dans le midi de l'Asie; il forme des empires; mais la partie de la nation qui reste dans le pays se trouve soumise à un grand maître, qui, despotique dans le midi, veut encore l'être dans le nord, et, avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérans. Cela se voit bien aujourd'hui dans ce vaste pays qu'on appelle la Tartarie chinoise, que l'empereur gouverne presque aussi despotiquement que la Chine même, et qu'il étend tous les jours par ses conquêtes.

On peut voir encore dans l'histoire de la Chine que les empe

reurs ont envoyé des colonies chinoises dans la Tartarie. Ces Chinois sont devenus Tartares, et mortels ennemis de la Chine; mais cela n'empêche pas qu'ils n'aient porté dans la Tartarie l'esprit du gouvernement chinois.

Souvent une partie de la nation tartare qui a conquis est chassée elle-même; et elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude qu'elle a acquis dans le climat de l'esclavage. L'histoire de la Chine nous en fournit de grands exemples, et notre histoire ancienne aussi2.

C'est ce qui a fait que le génie de la nation tartare ou gétique a toujours été semblable à celui des empires de l'Asie. Les peuples, dans ceux-ci, sont gouvernés par le bâton, les peuples tartares, par les longs fouets. L'esprit de l'Europe a toujours été contraire à ces mœurs; et, dans tous les temps, ce que les peuples d'Asie ont appelé punition, les peuples d'Europe l'ont appelé outrage3.

Les Tartares, détruisant l'empire grec, établirent dans les pays conquis la servitude et le despotisme, les Goths, conquérant l'empire romain, fondèrent partout la monarchie et la liberté.

Je ne sais si le fameux Rudbech, qui, dans son Atlantique, a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l'habitent au-dessus de tous les peuples du monde : c'est qu'elles ont été la source de la liberté de l'Europe, c'est-à-dire de presque toute celle qui est aujourd'hui parmi les hommes.

Le Goth Jornandès a appelé le nord de l'Europe la fabrique du genre humain': je l'appellerai plutôt la fabrique des instrumens qui brisent les fers forgés au midi. C'est là que se forment ces nations vaillantes qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans et les esclaves, et apprendre aux hommes que, la nature les ayant faits égaux, la raison n'a pu les rendre dépendans que pour leur bonheur.

CHAP. VI. · Nouvelle cause physique de la servitude de l'Asie et de la liberté de l'Europe.

En Asie, on a toujours vu de grands empires; en Europe, ils n'ont jamais pu subsister. C'est que l'Asie que nous connoissons a

1. Comme Ven-ty, cinquième empereur de la cinquième dynastie. 2. Les Scythes conquirent trois fois l'Asie, et en furent trois fois chassés. (Justin, liv. II, chap. m.)

3. Ceci n'est point contraire à ce que je dirai au liv. XXVIII, chap. xx, sur la manière de penser des peuples germains sur le bâton. Quelque instrument que ce fût, ils regardèrent toujours comme un affront le pouvoir ou l'action arbitraire de battre.

4. « Humani generis officinam, »

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