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CHAP. XIX.

Comment s'est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs et des manières chez les Chinois.

Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l'empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les pères; et ils rassemblèrent toutes leurs forces pour cela : ils établirent une infinité de rites et de cérémonies pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il étoit impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivans. Les cérémonies pour les pères morts avoient plus de rapport à la religion : celles pour les pères vivans avoient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières; mais ce n'étoient que les parties d'un même code, et ce code étoit très-étendu.

Le respect pour les pères étoit nécessairement lié avec tout ce qui représentoit les pères, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l'empereur. Ce respect pour les pères supposoit un retour d'amour pour les enfans; et, par conséquent, le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étoient soumis, de l'empereur à ses sujets. Tout cela formoit les rites, et ces rites l'esprit général de la nation.

On va sentir le rapport que peuvent avoir avec la constitution fondamentale de la Chine les choses qui paroissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l'on a pour elle, vous affoiblissez le respect pour les magistrats, qu'on regarde comme des pères; les magistrats n'auront plus le même soin pour les peuples, qu'ils doivent considérer comme des enfans; ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'Etat. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa belle-mère; mais, si l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu'il est nécessaire d'imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l'esprit qui gouverne l'empire, l'on verra qu'il est nécessaire qu'une telle ou une telle action particulière se fasse.

CHAP. XX.

Explication d'un paradoxe sur les Chinois.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que les Chinois, dont la vie est entièrement. dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît surtout dans le commerce, qui n'a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui

achète doit porter' sa propre balance : chaque marchand en ayant trois, une forte pour acheter, une légère pour vendre, et une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

Les législateurs de la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fût soumis et tranquille, et qu'il fût laborieux et industrieux. Par la nature du climat et du terrain, il a une vie précaire; on n'y est assuré de sa vie qu'à force d'industrie et de travail.

Quand tout le monde obéit, et que tout le monde travaille, l'État est dans une heureuse situation. C'est la nécessité, et peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain; et les lois n'ont pas songé à l'arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d'acquérir par violence; tout a été permis, quand il s'est agi d'obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l'Europe. Chacun, à la Chine, a dû être attentif à ce qui lui étoit utile; si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devoit penser aux siens. A Lacédémone, il étoit permis de voler; à la Chine, il est permis de tromper.

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CHAP. XXI. Comment les lois doivent être relatives aux mœurs et aux manières.

Il n'y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs et les manières; mais, quoiqu'elles soient séparées, elles ne laissent pas d'avoir entre elles de grands rapports.

On demanda à Solon si les lois qu'il avoit données aux Athéniens étoient les meilleures. « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu'ils pouvoient souffrir2. » Belle parole, qui devroit être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons, cela signifie qu'ils n'avoient qu'une bonté relative; ce qui est l'éponge de toutes les difficultés que l'on peut faire sur les lois de Moïse.

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Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent sim. ples. Platon3 dit que Rhadamanthe, qui gouvernoit un peuple extrêmement religieux, expédioit tous les procès avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. « Mais, dit le même

1. Journal de Lange, en 1721 et 1722, t. VIII des Voyages du nord, p. 363.

2. Plutarque, Vie de Solon, § 9. -3. Des Lois, liv. XII.

Platon' quand un peuple n'est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans les occasions où celui qui jure est sans intérêt, comme un juge et des témoins. »

CHAP. XXIII.

Comment les lois suivent les mœurs.

Dans le temps que les mœurs des Romains étoient pures, il n'y avoit point de loi particulière contre le péculat. Quand ce crime commença à paroître, il fut trouvé si infâme que d'être condamné à restituer ce qu'on avoit pris' fut regardé comme une grande peine : témoin le jugement de L. Scipion3.

CHAP. XXIV.

Continuation du même sujet.

Les lois qui donnent la tutelle à la mère ont plus d'attention à la conservation de la personne du pupille; celles qui la donnent au plus proche héritier ont plus d'attention à la conservation des biens. Chez les peuples dont les mœurs sont corrompues, il vaut mieux donner la tutelle à la mère. Chez ceux où les lois duivent avoir de la confiance dans les mœurs des citoyens, on donne la tutelle à l'héritier des biens, ou à la mère, et quelquefois à tous les deux.

Si l'on réfléchit sur les lois romaines, on trouvera que leur esprit est conforme à ce que je dis. Dans le temps où l'on fit la loi des douze tables, les mœurs à Rome étoient admirables. On déféra la tutelle au plus proche parent du pupille, pensant que celui-là devoit avoir la charge de la tutelle, qui pouvoit avoir l'avantage de la succession. On ne crut point la vie du pupille en danger, quoiqu'elle fût mise entre les mains de celui à qui sa mort devoit être utile. Mais, lorsque les mœurs changèrent à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser. « Si, dans la substitution pupillaire, disent Caïus' et Justinien, le testateur craint que le substitué ne dresse des embûches au pupille, il peut laisser à découvert la substitution vulgaire et mettre la pupillaire dans une partie du testament qu'on ne pourra ouvrir qu'après un certain temps. » Voilà des craintes et des précautions inconnues aux premiers Romains.

1. Des Lois, liv. XII. 2. « In simplum. » 3. Tite Live, liv. XXXVIII, chap. LII.

4. Instit., liv. II, tit. vr, S2; la Compilation d'Ozel, à Leyde, 1658. 5. Instit., liv. II, De pupil. subsist., § 3.

6. La substitution vulgaire est : Si un tel ne prend pas l'hérédité, je lui substitue, etc. La pupillaire est : Si un tel meurt avant sa puberté, je lui substitue, etc.

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La loi romaine donnoit la liberté de se faire des dons avant le mariage; après le mariage, elle ne le permettoit plus. Cela étoit fondé sur les mœurs des Romains, qui n'étoient portés au mariage que par la frugalité, la simplicité et la modestie, mais qui pouvoient se laisser séduire par les soins domestiques, les complaisances et le bonheur de toute une vie.

La loi des Wisigoths' vouloit que l'époux ne pût donner à celle qu'il devoit épouser au delà du dixième de ses biens, et qu'il ne pût lui rien donner la première année de son mariage. Cela venoit encore des mœurs du pays : les législateurs vouloient arrêter cette jactance espagnole, uniquement portée à faire des libéralités excessives dans une action d'éclat.

Les Romains, par leurs lois, arrêtèrent quelques inconvéniens de l'empire du monde le plus durable, qui est celui de la vertu; les Espagnols, par les leurs, vouloient empêcher les mauvais effets de la tyrannie du monde la plus fragile, qui est celle de la beauté,

CHAP. XXVI.

Continuation du même sujet.

La loi de Théodose et de Valentinien2 tira les causes de répudiation des anciennes mœurs et des manières des Romains. Elle mit au nombre de ces causes l'action d'un mari' qui châtieroit sa femme d'une manière indigne d'une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes : c'est que les mœurs avoient changé à cet égard; les usages d'Orient avoient pris la place de ceux d'Europe. Le premier eunuque de l'impératrice, femme de Justinien II, la menaça, dit l'histoire, de ce châtiment dont on punit les enfans dans les écoles. Il n'y a que des mœurs établies ou des mœurs qui cherchent à s'établir qui puissent faire imaginer une pareille chose.

Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs; voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.

CHAP. XXVII.

Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d'une nation.

Les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de sa servitude; celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté.

J'ai parlé au livre XI, d'un peuple, libre; j'ai donné les prin

4. Liv. III, tit. 1, § 5.

2. Leg. 8, cod. De repudiis.

3. Et de loi des douze tables. Voy. Cicéron, Seconde Philippique, § 69. 4. « Si verberibus, quæ ingenuis aliena sunt, afficientem probaverit. » 5. Dans la Novelle 147, chap. XIV. 6. Chap. VI.

MONTESQUIEU I

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cipes de sa constitution: voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s'en former, et les manières qui en résultent.

Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les lois, les mœurs et les manières dans cette nation; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devroient avoir un grand rapport à ses lois.

Comme il y auroit dans cet État deux pouvoirs visibles, la puissance législative et l'exécutrice, et que tout citoyen y auroit sa volonté propre, et feroit valoir à son gré son indépendancé, la plupart des gens auroient plus d'affection pour une de ces puissances que pour l'autre : le grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux

Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourroit donner de grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendroient d'elle seroient portés à se tourner de son côté, et elle pourroit être attaquée par tous ceux qui n'en espé reroient rien.

Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer, paroîtroient dans toute leur étendue; et, si cela étoit autrement, l'État seroit comme un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions parce qu'il n'a point de forces.

La haine qui seroit entre les deux partis dureroit, parce qu'elle seroit toujours impuissante.

Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenoit trop le dessus, l'effet de la liberté feroit que celui-ci seroit abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l'autre.

Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivroit beaucoup ses caprices et ses fantaisies, on changeroit souvent de parti; on en abandonneroit un où l'on laisseroit tous ses amis pour se lier à un autre dans lequel on trouveroit tous ses ennemis; et souvent, dans cette nation, on pourroit oublier les lois de l'amitié et celles de la haine.

Le monarque seroit dans le cas des particuliers; et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auroient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l'auroient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix.

On craint de voir échapper un bien que l'on sent, que l'on ne connoît guère, et qu'on peut nous déguiser; et la crainte grossit toujours les objets. Le peuple seroit inquiet sur sa situation, et croiroit être en danger dans les momens même les plus sûrs.

D'autant mieux que ceux qui s'opposeroient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de

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