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CHAP. V.- Des peuples qui ont fait le commerce d'économie.

Marseille, retraite nécessaire au milieu d'une mer orageuse; Marseille, ce lieu où les vents, les bancs de la mer, la disposition des côtes ordonnent de toucher, fut fréquentée par les gens de mer. La stérilité de son territoire détermina ses citoyens au commerce d'économie. Il fallut qu'ils fussent laborieux, pour suppléer à la nature qui se refusoit; qu'ils fussent justes, pour vivre parmi les nations barbares qui devoient faire leur prospérité; qu'ils fussent modérés, pour que leur gouvernement fut toujours tranquille; enfin, qu'ils eussent des mœurs frugales, pour qu'ils pussent toujours vivre d'un commerce qu'ils conserveroient plus sûrement lorsqu'il seroit moins avantageux.

On a vu partout la violence et la vexation donner naissance au commerce d'économie, lorsque les hommes sont contraints de se réfugier dans les marais, dans les îles, les bas-fonds de la mer, et ses écueils même. C'est ainsi que Tyr, Venise, et les villes de Hollande, furent fondées; les fugitifs y trouvèrent leur sûreté. Il fallut subsister; ils tirèrent leur subsistance de tout l'univers.

CHAP. VI. — Quelques effets d'une grande navigation.

Il arrive quelquefois qu'une nation qui fait le commerce d'économie, ayant besoin d'une marchandise d'un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d'un autre, se contente de gagner très-peu, et quelquefois rien, sur les unes, dans l'espérance ou la certitude de gagner beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisoit presque seule le commerce du midi au nord de l'Europe, les vins de France, qu'elle portoit au nord, ne lui servoient, en quelque manière, que de fonds pour faire son commerce dans le nord.

On sait que souvent, en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin ne s'y vendent pas plus cher qu'ils n'ont coûté sur les lieux mêmes. Voici la raison qu'on en donne un capitaine qui a besoin de lester son vaisseau prendra du marbre; il a besoin de bois pour l'arrimage, il en achètera; et, pourvu qu'il n'y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C'est ainsi que la Hollande a aussi ses carrières et ses forêts.

Non-seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile, un commerce même désavantageux peut l'être. J'ai ouï dire en Hollande que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu'elle coûte; mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les apparaux,

4. Justin, liv. XLIII, chap. In.

les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espèce de loterie, et chacun est séduit par l'espérance d'un billet noir. Tout le monde aime à jouer; et les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu'ils ne voient point les apparences du jeu, ses égaremens, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, et même de toute la vie.

CHAP. VII.

- Esprit de l'Angleterre sur le commerce. L'Angleterre n'a guère de tarif réglé avec les autres nations: son tarif change, pour ainsi dire, à chaque parlement, par les droits particuliers qu'elle ôte ou qu'elle impose. Elle a voulu encore conserver sur cela son indépendance. Souverainement jalouse du commerce qu'on fait chez elle, elle se lie peu par des traités, et ne dépend que de ses lois.

D'autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques; celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce.

C'est le peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses : la religion, le commerce et la liberté.

CHAP. VIII.

Comment on a gêné quelquefois le commerce d'économie.

On a fait, dans certaines monarchies, des lois très-propres à abaisser les États qui font le commerce d'économie. On leur a défendu d'apporter d'autres marchandises que celles du cru de leur pays; on ne leur a permis de venir trafiquer qu'avec des navires de la fabrique du pays où ils viennent.

Il faut que l'Etat qui impose ces lois puisse aisément faire luimême le commerce: sans cela, il se fera pour le moins un tort égal. Il vaut mieux avoir affaire à une nation qui exige peu, et que les besoins du commerce rendent en quelque façon dépendante; à une nation qui, par l'étendue de ses vues ou de ses affaires, sait où placer toutes les marchandises superflues; qui est riche, et peut se charger de beaucoup de denrées; qui les payera promptement; qui a, pour ainsi dire, des nécessités d'être fidèle; qui est pacifique par principe; qui cherche à gagner, et non pas à conquérir : il vaut mieux, dis-je, avoir affaire à cette nation qu'à d'autres toujours rivales, et qui ne donneroient pas tous ces avantages.

СНАР. ІХ.

De l'exclusion en fait de commerce.

La vraie maxime est de n'exclure aucune nation de son commerce sans de grandes raisons. Les Japonois ne commercent qu'avec deux nations, la chinoise et la hollandoise. Les Chinois' gagnent mille pour cent sur le sucre, et quelquefois autant sur les retours. Les Hollandois font des profits à peu près pareils. Toute nation qui se conduira sur les maximes japonoises sera nécessairement trompée. C'est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, et qui établit les vrais rapports entre elles.

Encore moins un État doit-il s'assujettir à ne vendre ses marchandises qu'à une seule nation, sous prétexte qu'elle les prendra toutes à un certain prix. Les Polonois ont fait pour leur blé ce marché avec la ville de Dantzick; plusieurs rois des Indes ont de pareils contrats pour les épiceries avec les Hollandois. Ces conventions ne sont propres qu'à une nation pauvre, qui veut bien perdre l'espérance de s'enrichir, pourvu qu'elle ait une subsistance assurée; ou à des nations dont la servitude consiste à renoncer à l'usage des choses que la nature leur avoit données, ou à faire sur ces choses un commerce désavantageux.

CHAP. X. Établissement propre au commerce d'économie.

Dans les Etats qui font le commerce d'économie, on a heureusement établi des banques, qui, par leur crédit, ont formé de nouveaux signes des valeurs. Mais on auroit tort de les transporter dans les États qui font le commerce de luxe. Les mettre dans des pays gouvernés par un seul, c'est supposer l'argent d'un côté, et de l'autre la puissance; c'est-à-dire d'un côté la faculté de tout avoir sans aucun pouvoir, et de l'autre le pouvoir avec la faculté de rien du tout. Dans un gouvernement pareil, il n'y a jamais eu que le prince qui ait eu, ou qui ait pu avoir un trésor; et, partout où il y en a un, dès qu'il est excessif, il devient d'abord le trésor du prince.

Par la même raison, les compagnies de négocians qui s'associent pour un certain commerce conviennent rarement au gouvernement d'un seul. La nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques. Mais, dans ces États. cette force ne peut se trouver que dans les mains du prince. Je dis plus elles ne conviennent pas toujours dans les Etats où l'on fait le commerce d'économie; et, si les affaires ne sont si grandes

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4. Le père du Halde, t. II, p. 174.

2. Cela fut premièrement établi par les Portugais. (Voyages de François Pirard, chap. xv, part. II.)

qu'elles soient au dessus de la portée des particuliers, on fera encore mieux de ne point gêner, par des priviléges exclusifs, la liberté du commerce.

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Dans les États qui font le commerce d'économie, on peut établir un port franc. L'économie de l'Etat, qui suit toujours la frugalité des particuliers, donne, pour ainsi dire, l'âme à son commerce d'économie. Ce qu'il perd de tributs par l'établissement dont nous parlons est compensé par ce qu'il peut tirer de la richesse industrieuse de la république. Mais, dans le gouvernement monarchique, de pareils établissemens seroient contre la raison; ils n'auroient d'autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priveroit de l'unique bien que ce luxe peut procurer, et du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir.

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La liberté du commerce n'est pas une faculté accordée aux négocians de faire ce qu'ils veulent ce seroit bien plutôt sa servitude. Ce qui gêne le commerçant ne gêne pas pour cela le commerce. C'est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre; et il n'est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude.

L'Angleterre défend de faire sortir ses laines; elle veut que le charbon soit transporté par mer dans la capitale; elle ne permet point la sortie de ses chevaux, s'ils ne sont coupés; les vaisseaux' de ses colonies qui commercent en Europe doivent mouiller en Angleterre. Elle gêne le négociant; mais c'est en faveur du commerce.

CHAP. XIII. Ce qui détruit cette liberté.

Là où il y a du commerce, il y a des douanes. L'objet du commerce est l'exportation et l'importation des marchandises en faveur de l'État; et l'objet des douanes est un certain droit sur cette même exportation et importation, aussi en faveur de l'Etat. Il faut donc que l'Etat soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu'il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point; et alors on y jouit de la liberté du commerce.

La finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l'excès de ce qu'elle impose; mais elle le détruit encore,

4. Acte de navigation de 1660. Ce n'a été qu'en temps de guerre que ceux de Boston et de Philadelphie ont envoyé leurs vaisseaux en droiture jusque dans la Méditerranée porter leurs denrées.

indépendamment de cela, par les difficultés qu'elle fait naître, et les formalités qu'elle exige. En Angleterre, où les douanes sont en régie, il y a une facilité de négocier singulière un mot d'écriture fait les plus grandes affaires; il ne faut point que le marchand perde un temps infini, et qu'il ait des commis exprès pour faire cesser toutes les difficultés des fermiers, ou pour s'y soumettre.

CHAP. XIV.-Des lois de commerce qui emportent la confiscation des marchandises.

La grande chartre des Anglois défend de saisir et de confisquer, en cas de guerre, les marchandises des négocians étrangers, à moins que ce ne soit par représailles. Il est beau que la nation angloise ait fait de cela un des articles de sa liberté.

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Dans la guerre que l'Espagne eut avec les Anglois en 1740, elle fit une loi qui punissoit de mort ceux qui introduiroient dans les Etats d'Espagne des marchandises d'Angleterre; elle infligeoit la même peine à ceux qui porteroient dans les États d'Angleterre des marchandises d'Espagne. Une ordonnance pareille ne peut, je crois, trouver de modèle que dans les lois du Japon. Elle choque nos mœurs, l'esprit du commerce, et l'harmonie qui doit être dans la proportion des peines; elle confond toutes les idées, faisant un crime d'État de ce qui n'est qu'une violation de police.

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Solon 2 ordonna à Athènes qu'on n'obligeroit plus le corps pour dettes civiles. Il tira cette loi d'Égypte 3; Bocchoris l'avoit faite, et Sésostris l'avoit renouvelée.

Cette loi est très-bonne pour les affaires civiles ordinaires; mais nous avons raison de ne point l'observer dans celles de commerce. Car les négocians étant obligés de confier de grandes sommes pour des temps souvent fort courts, de les donner et de les reprendre, il faut que le débiteur remplisse toujours au temps fixé ses engages mens ce qui suppose la contrainte par corps.

Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps, parce qu'elle fait plus de cas de la liberté d'un citoyen que de l'aisance d'un autre. Mais, dans les conventions qui dérivent du commerce, la loi doit faire

4. Publiée à Cadix au mois de mars 1740.

2. Plutarque, au traité : Qu'il ne faut point emprunter à usure, § 4. 3. Diodore, liv. I, part. II, chap. LXXIX.

4. Les législateurs grecs étoient blamables,, qui avoient défendu de prendre en gage les armes et la charrue d'un homme, et permettoient de prendre l'homme même. (Diodore, liv. I, part. II, chap. LXXIX.)

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