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hommes étoient employés, donnoient au peuple romain vingt-cinq mille drachmes par jour : cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appeloit les montagnes où étoient ces mines les montagnes d'Argent1; ce qui fait voir que c'étoit le Potosi de ces temps-là. Aujourd'hui les mines d'Hanover n'ont pas le quart des ouvriers qu'on employoit dans celles d'Espagne, et elles donnent plus : mais les Romains n'ayant guère que des mines de cuivre et peu de mines d'argent, et les Grecs ne connoissant que les mines d'Attique très-peu riches, ils durent être étonnés de l'abondance de celles-là.

Dans la guerre pour la succession d'Espagne, un homme appelé le marquis de Rhodes, de qui on disoit qu'il s'étoit ruiné dans les mines d'or, et enrichi dans les hôpitaux, proposa à la cour de France d'ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois et les Romains. On lui permit de chercher : il chercha, il fouilla partout; il citoit toujours, et ne trouvoit rien.

Les Carthaginois, maîtres du commerce de l'or et de l'argent, voulurent l'être encore de celui du plomb et de l'étain. Ces métaux étoient voiturés par terre, depuis les ports de la Gaule sur l'Océan jusqu'à ceux de la Méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la première main; ils envoyèrent Himilcon, pour former3 des établissemens dans les îles Cassitérides, qu'on croit être celles de Silley.

Ces voyages de la Bétique en Angleterre ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole; mais il est clair qu'ils suivoient les côtes. Je n'en veux d'autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l'embouchure du Bétis en Angleterre : outre que la fameuse histoire de ce pilote carthaginois qui, voyant venir un vaisseau romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d'Angleterre, fait voir que ces vaisseaux étoient très-près des côtes lorsqu'ils se rencontrèrent.

Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu'ils avoient la boussole, quoiqu'ils ne l'eussent pas. Si un pilote s'étoit éloigné des côtes, et que pendant son voyage il eût eu un temps serein; que la nuit il eût toujours vu une étoile polaire, et le jour le lever et le coucher du soleil, il est clair qu'il auroit pu se conduire comme on fait aujourd'hui par la boussole; mais ce seroit un cas fortuit, et non pas une navigation réglée.

On voit, dans le traité qui finit la première guerre punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l'empire de la

1. Mons Argentarius.

2. Il en avoit eu quelque part la direction. 3. Voy. Festus Avienus. 4. Strabon, liv. III, sur la fin. 5. Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.

mer, et Rome à garder celui de la terre. Hannon', dans la négociation avec les Romains, déclara qu'il ne souffriroit pas seulement qu'ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile; il ne leur fut pas permis de naviguer au delà du beau promontoire; il leur fut défendu de trafiquer en Sicile 3, en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage exception qui fait voir qu'on ne leur y préparoit pas un commerce avantageux.

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Il y eut, dans les premiers temps, de grandes guerres entre Carthage et Marseille au sujet de la pêche. Après la paix, elles firent concurremment le commerce d'économie. Marseille fut d'autant plus jalouse que, égalant sa rivale en industrie, elle lui étoit devenue inférieure en puissance : voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne fut une source de richesses pour Marseille, qui servoit d'entrepôt. La ruine de Carthage et de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille; et, sans les guerres civiles, où il falloit fermer les yeux et prendre un parti, elle auroit été heureuse sous la protection des Romains, qui n'avoient aucune jalousie de

son commerce.

CHAP. XII.

Mithridate.
Ile de Délos.

Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirèrent à Délos. La religion et la vénération des peuples faisoient regarder cette île comme un lieu de sûreté de plus, elle étoit très-bien située pour le commerce de l'Italie et de l'Asie, qui, depuis l'anéantissement de l'Afrique et l'affoiblissement de la Grèce, étoit devenu plus important.

Dès les premiers temps, les Grecs envoyèrent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide et le Pont-Euxin; elles conservèrent, sous les Perses, leurs lois et leur liberté. Alexandre, qui n'étoit parti que contre les barbares, ne les attaqua pas. Il ne paroît pas même que les rois de Pont, qui en occupèrent plusieurs, leur eussent' ôté leur gouvernement politique.

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La puissance de ces rois augmenta sitôt qu'ils les eurent sou

4. Tite Live. Supplément de Freinshemius, II décade, liv. VI. 2. Polybe, liv. IÏÏ. 3. Dans la partie sujette aux Carthaginois. 4. Justin, liv. XLIII, chap. v. 5. Voy. Strabon, liv. X.

6. Il confirma la liberté de la ville d'Amise, colonie athénienne, qui avoit joui de l'état populaire même sous les rois de Perse. Lucullus, qui prit Synope et Amise, leur rendit la liberté, et rappela les habitans, qui s'étoient enfuis sur leurs vaisseaux.

7. Voy. ce qu'écrit Appien sur les Phanagoréens, les Amisiens, les Synopiens, dans son livre De la guerre contre Mithridate.

8. Voy. Appien, sur les trésors immenses que Mithridate employa dans

mises. Mithridate se trouva en état d'acheter partout des troupes, de réparer' continuellement ses pertes, d'avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre; de se procurer des alliés, de corrompre ceux des Romains et les Romains mêmes; de soudoyer? les barbares de l'Asie et de l'Europe; de faire la guerre longtemps, et par conséquent de discipliner ses troupes; il put les armer, et les instruire dans l'art militaire3 des Romains, et former des corps considérables de leurs transfuges; enfin il put faire de grandes pertes et souffrir de grands échecs, sans périr; et il n'auroit point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux et barbare n'avoit pas détruit ce que, dans la mauvaise fortune, avoit fait le grand prince.

C'est ainsi que, dans le temps que les Romains étoient au comble de la grandeur, et qu'ils sembloient n'avoir à craindre qu'euxmêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d'Antiochus et de Persée, avoient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste; et les deux partis ayant une grande puissance et des avantages mutuels, les peuples de la Grèce et de l'Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts: il falloit bien qu'il fût détruit, les peuples l'étoient.

ou

Les Romains, suivant un système dont j'ai parlé ailleurs, destructeurs pour ne pas paroître conquérans, ruinèrent Carthage et Corinthe; et, par une telle pratique, ils se seroient peut-être perdus, s'ils n'avoient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maîtres des colonies grecques du Pont-Euxin, ils n'eurent garde de détruire ce qui devoit être la cause de leur grandeur.

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CHAP. XIII. Du génie des Romains pour la marine. Les Romains ne faisoient cas que des troupes de terre, dont l'esprit étoit de rester toujours ferme, de combattre au même lieu, et d'y mourir. Ils ne pouvoient estimer la pratique des gens de mer, qui se présentent au combat, fuient, reviennent, évitent toujours le danger, emploient souvent la ruse, rarement la force. Tout cela n'étoit point du génie des Grecs, et étoit encore moins de celui des Romains.

ses guerres, ceux qu'il avoit cachés, ceux qu'il perdit si souvent par la trahison des siens, ceux qu'on trouva après sa mort.

4. Il perdit une fois cent soixante-dix mille hommes, et de nouvelles armées reparurent d'abord.

2. Voy. Appien, De la guerre contre Mithridate.

3. Ibid.

4. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, 5. Comme l'a remarqué Platon, liv. IV des Lois

Ils ne destinoient donc à la marine que ceux qui n'étoient pas des citoyens assez considérables pour avoir place dans les légions : les gens de mer étoient ordinairement des affranchis.

on

Nous n'avons aujourd'hui ni la même estime pour les troupes de terre, ni le même mépris pour celles de mer. Chez les premières2, l'art est diminué; chez les secondes3, il est augmenté : or, estime les choses à proportion du degré de suffisance qui est requis pour les bien faire.

CHAP. XIV.

· Du génie des Romains pour le commerce

On n'a jamais remarqué aux Romains de jalousie sur le commerce. Ce fut comme nation rivale, et non comme nation commerçante, qu'ils attaquèrent Carthage. Ils favorisèrent les villes qui faisoient le commerce, quoiqu'elles ne fussent pas sujettes: ainsi ils augmentèrent, par la cession de plusieurs pays, la puissance de Marseille. Ils craignoient tout des barbares, et rien d'un peuple négociant. D'ailleurs, leur génie, leur gloire, leur éducation militaire, la forme de leur gouvernement, les éloignoient du commerce.

Dans la ville, on n'étoit occupé que de guerres, d'élections, debrigues, et de procès; à la campagne, que d'agriculture; et, dans le's provinces, un gouvernement dur et tyrannique étoit incompatible avec le commerce.

Que si leur constitution politique y étoit opposée, leur droit des gens n'y répugnoit pas moins. « Les peuples, dit le jurisconsulte Pomponius', avec lesquels nous n'avons ni amitié, ni hospitalitė, ni alliance, ne sont point nos ennemis : cependant, si une chose qui nous appartient tombe entre leurs mains, ils en sont propriėtaires, les hommes libres deviennent leurs esclaves; et ils sont dans les mêmes termes à notre égard. >>

Leur droit civil n'étoit pas moins accablant. La loi de Constantin, après avoir déclaré, bâtards les enfans des personnes viles qui se sont mariées avec celles d'une condition relevée, confond les femmes qui ont une boutique de marchandises avec les esclaves, les cabaretières, les femmes de théâtre, les filles d'un homme qui tient un lieu de prostitution, ou qui a été condamné à combattre sur l'arène : ceci descendoit des anciennes institutions des Romains.

Je sais bien que des gens pleins de ces deux idées, l'une, que le commerce est la chose du monde la plus utile à un Etat, et l'autre,

1. Polybe, liv. V.

2. Voy. les Considerations sur les causes de la grandeur des Romains, etc.

3. Voy. Ibid. - 4. Leg. 5, § 2, ff. De captivis.

5. «Quæ mercimoniis publice præfuit.» (Leg. 1, cod. De natural, liberis.)

que les Romains avoient la meilleure police du monde, ont cru qu'ils avoient beaucoup encouragé et honoré le commerce; mais la vérité est qu'ils y ont rarement pensé.

CHAP. XV.

• Commerce des Romains avec les barbares.

Les Romains avoient fait de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique un vaste empire: la foiblesse des peuples et la tyrannie du commandement unirent toutes les parties de ce corps immense. Pour lors, la politique romaine fut de se séparer de toutes les nations qui n'avoient pas été assujetties: la crainte de leur porter l'art de vaincre fit négliger l'art de s'enrichir. Ils firent des lois pour empêcher tout commerce avec les barbares. « Que personne, disent Valens et Gratien', n'envoie du vin, de l'huile, ou d'autres liqueurs aux barbares, même pour en goûter. Qu'on ne leur porte point de l'or, ajoutent Gratien, Valentinien, et Théodose2; et que même ce qu'ils en ont, on le leur ôte avec finesse. » Le transport du fer fut défendu sous peine de la vie3.

Domitien, prince timide, fit arracher les vignes dans la Gaule‘. de crainte sans doute que cette liqueur n'y attirât les barbares, comme elle les avoit autrefois attirés en Italie. Probus et Julien, qui ne les redoutèrent jamais, en rétablirent la plantation.

Je sais bien que, dans la foiblesse de l'empire, les barbares obligèrent les Romains d'établir des étapes', et de commercer avec eux. Mais cela même prouve que l'esprit des Romains étoit de ne pas commercer.

CHAP. XVI.

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Du commerce des Romains avec l'Arabie
et les Indes.

Le négoce de l'Arabie Heureuse et celui des Indes furent les deux branches, et presque les seules, du commerce extérieur. Les Arabes avoient de grandes richesses: ils les tiroient de leurs mers et de leurs forêts; et, comme ils achetoient peu et vendoient beaucoup, ils attiroient à eux l'or et l'argent de leurs voisins. Auguste' connut leur opulence, et il résolut de les avoir pour amis, ou pour ennemis. Il fit passer Élius Gallus d'Egypte en Arabie. Celui-ci trouva des peuples oisifs, tranquilles, et peu aguerris: Il donna des

4. Leg. Ad Barbaricum, cod. Quæ res exportari non debeant. 2. Leg. 2, cod. De commerc. et mercator.

3. Leg. 2, Quæ res exportari non debeant.

4. Procope, Guerres des Perses. liv. I.

5. Voy. les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains,

et de leur décadence.

6. Pline, liv. VI, chap. xxvII; et Strabon, liv. XVI. 7. Ibid.

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