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CHAP. XIII.

- Très-humbles remontrances aux inquisiteurs

d'Espagne et de Portugal.

Une juive de dix-huit ans, brûlée à Lisbonne au dernier autoda-fé, donna occasion à ce petit ouvrage; et je crois que c'est le plus inutile qui ait jamais été écrit. Quand il s'agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre.

L'auteur déclare que, quoiqu'il soit juif, il respecte la religion chrétienne, et qu'il l'aime assez pour ôter aux princes qui ne seront pas chrétiens un prétexte plausible pour la persécuter.

« Vous vous plaignez, dit-il aux inquisiteurs, de ce que l'empereur du Japon fait brûler à petit feu tous les chrétiens qui sont dans ses États; mais il vous répondra : « Nous vous traitons, vous << qui ne croyez pas comme nous, comme vous traitez vous-mêmes «< ceux qui ne croient pas comme vous; vous ne pouvez vous plain«<dre que de votre foiblesse, qui vous empêche de nous extermi. «ner, et qui fait que nous vous exterminons. >>

<< Mais il faut avouer que vous êtes bien plus cruels que cet empereur. Vous nous faites mourir, nous qui ne croyons que ce que vous croyez, parce que nous ne croyons pas tout ce que vous croyez. Nous suivons une religion que vous savez vous-mêmes avoir été autrefois chérie de Dieu; nous pensons que Dieu l'aime encore, et vous pensez qu'il ne l'aime plus; et, parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feu ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable, de croire que Dieu aime encore ce qu'il a aimé'.

<< Si vous êtes cruels à notre égard, vous l'êtes Lien plus à l'égard de nos enfans; vous les faites brûler, parce qu'ils suivent les inspirations que leur ont données ceux que la loi naturelle et les lois de tous les peuples leur apprennent à respecter comme des dieux.

"

Vous vous privez de l'avantage que vous a donné sur les mahométans la manière dont leur religion s'est établie. Quand ils se vantent du nombre de leurs fidèles, vous leur dites que la force les leur a acquis, et qu'ils ont étendu leur religion par le fer: pourquoi donc établissez-vous la vôtre par le feu?

. Quand vous voulez nous faire venir à vous, nous vous objectons une source dont vous vous faites gloire de descendre. Vous nous répondez que votre religion est nouvelle, mais qu'elle est divine; et vous le prouvez parce qu'elle s'est accrue par la persécution des païens et par le sang de vos martyrs; mais aujourd'hui

4. C'est la source de l'aveuglement des juifs de ne pas sentir que l'économie de l'Évangile est dans l'ordre des desseins de Dieu, et qu'ainsi elle est une suite de son immutabilité même.

vous prenez le rôle des Dioclétien, et vous nous faites prendre le vôtre..

<< Nous vous conjurons, non pas par le Dieu puissant que nous servons vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir pris la condition humaine pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre, nous vous conjurons d'agir avec nous comme il agiroit lui-même s'il étoit encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être.

Mais, si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes traitez-nous comme vous feriez, si, n'ayant que ces foibles lueurs de justice que la nature nous donne, vous n'aviez point une religion pour vous conduire, et une révélation pour vous éclairer.

« Si le ciel vous à assez aimés pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une grande grâce: mais est-ce aux enfans qui ont eu l'héritage de leur père de haïr ceux qui ne l'ont pas eu?

«Que si vous avez cette vérité, ne nous la cachez pas par la manière dont vous nous la proposez. Le caractère de la vérité c'est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez, lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices.

« Si vous êtes raisonnables, vous ne devez pas nous faire mourir parce que nous ne voulons pas vous tromper. Si votre Christ est le Fils de Dieu, nous espérons qu'il nous récompensera de n'avoir pas voulu profaner ses mystères; et nous croyons que le Dieu que nous servons, vous et nous, ne nous punira pas de ce que nous avons souffert la mort pour une religion qu'il nous a autrefois donnée, parce que nous croyons qu'il nous l'a encore donnée.

« Vous vivez dans un siècle où la lumière naturelle est plus vive qu'elle n'a jamais été, où la philosophie a éclairé les esprits, où la morale de votre Evangile a été plus connue, où les droits respectifs des hommes les uns sur les autres, l'empire qu'une conscience a sur une autre conscience, sont mieux établis. Si donc vous ne revenez pas de vos anciens préjugés, qui, si vous n'y prenez garde, sont vos passions, il faut avouer que vous êtes incorrigibles, incapables de toute lumière et de toute instruction; et une nation est bien malheureuse qui donne de l'autorité à des hommes tels que vous.

« Voulez-vous que nous vous disions naïvement notre pensée? Vous nous regardez plutôt comme vos ennemis que comme les ennemis de votre religion car, si vous aimiez votre religion, vous ne la laisseriez pas corrompre par une ignorance grossière.

« Il faut que nous vous avertissions d'une chose; c'est que, si quelqu'un dans la postérité ose jamais dire que dans le siècle où nous vivons les peuples d'Europe étoient policés, on vous citera

pour prouver qu'ils étoient barbares; et l'idée que l'on aura de vous sera telle qu'elle flétrira votre siècle, et portera la haine sur tous vos contemporains. »

CHAP. XIV.

Pourquoi la religion chrétienne est si odieuse au Japon.

J'ai parlé du caractère atroce des âmes japonoises. Les magistrats regardèrent la fermeté qu'inspire le christianisme, lorsqu'il s'agit de renoncer à la foi, comme très-dangereuse on crut voir augmenter l'audace. La loi du Japon punit sévèrement la moindre désobéissance. On ordonna de renoncer à la religion chrétienne : n'y pas renoncer c'étoit désobéir; on châtia ce crime; et la continuation de la désobéissance parut mériter un autre châtiment.

Les punitions, chez les Japonois, sont regardées comme la vengeance d'une insulte faite au prince. Les chants d'allégresse de nos martyrs parurent être un attentat contre lui: le titre de martyr indigna les magistrats; dans leur esprit. il signifioit rebelle; ils firent tout pour empêcher qu'on ne l'obtînt. Ce fut alors que les âmes s'effarouchèrent, et que l'on vit un combat horrible entre les tribunaux qui condamnèrent et les accusés qui souffrirent, entre les lois civiles et celles de la religion.

CHAP. XV. · De la propagation de la religion.

Tous les peuples d'Orient, excepté les mahométans, croient toutes les religions en elles-mêmes indifférentes. Ce n'est que comme changement dans le gouvernement qu'ils craignent l'établissement d'une autre religion. Chez les Japonois, où il y a plusieurs sectes, et où l'État a eu si longtemps un chef ecclésiastique, on ne dispute jamais sur la religion 2. Il en est de même chez les Siamois3. Les Calmouks font plus ils se font une affaire de conscience de souffrir toutes sortes de religions'. A Calicut, c'est une maxime d'État que toute religion est bonne 5.

Mais il n'en résulte pas qu'une religion apportée d'un pays trèséloigné, et totalement différent de climat, de lois, de mœurs et de manières, ait tout le succès que sa sainteté devroit lui promettre. Cela est surtout vrai dans les grands empires despotiques : on tolère d'abord les étrangers, parce qu'on ne fait point d'attention à ce qui ne paroît pas blesser la puissance du prince; on y est dans une ignorance extrême de tout. Un Européen peut se

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rendre agréable par de certaines connoissances qu'il procure : cela est bon pour les commencemens; mais sitôt que l'on a quelque succès, que quelque dispute s'élève, que les gens qui peuvent avoir quelque intérêt sont avertis; comme cet État, par sa nature, demande surtout la tranquillité, et que le moindre trouble peut le renverser, on proscrit d'abord la religion nouvelle et ceux qui l'annoncent les disputes entre ceux qui prêchent venant à éclater, on commence à se dégoûter d'une religion dont ceux mêmes qui la proposent ne conviennent pas.

LIVRE XXVI.

DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES DOIVENT AVOIR avec l'ordre DES CHOSES SUR LESQUELLES ELLES STATUENT.

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Les hommes sont gouvernés par diverses sortes de lois : par le droit naturel; par le droit divin, qui est celui de la religion; par le droit ecclésiastique, autrement appelé canonique, qui est celui de la police de la religion; par le droit des gens, qu'on peut considérer comme le droit civil de l'univers, dans le sens que chaque peuple en est un citoyen; par le droit politique général, qui a pour objet cette sagesse humaine qui a fondé toutes les sociétés; par le droit politique particulier, qui concerne chaque société; par le droit de conquête, fondé sur ce qu'un peuple a voulu, a pu, ou a dû faire violence à un autre; par le droit civil de chaque société, par lequel un citoyen peut défendre ses biens et sa vie contre tout autre citoyen; enfin par le droit domestique, qui vient de ce qu'une société est divisée en diverses familles qui ont besoin d'un gouvernement particulier.

Il y a donc différens ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes.

CHAP. II. Des lois divines et des lois humaines.

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On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines.

Ces deux sortes de lois diffèrent par leur origine, par leur objet et par leur nature.

Tout le monde convient bien que les lois humaines sont d'une autre nature que les lois de la religion, et c'est un grand principe; mais ce principe lui-même est soumis à d'autres qu'il faut chercher.

1o La nature des lois humaines est d'être soumises à tous les accidens qui arrivent, et de varier à mesure que les volontés des hommes changent: au contraire, la nature des lois de la religion est de ne varier jamais. Les lois humaines statuent sur le bien; la religion, sur le meilleur. Le bien peut avoir un autre objet, parce qu'il y a plusieurs biens; mais le meilleur n'est qu'un, il ne peut donc pas changer. On peut bien changer les lois, parce qu'elles ne sont censées qu'être bonnes; mais les institutions de la religion sont toujours supposées être les meilleures.

2o Il y a des États où les lois ne sont rien, ou ne sont qu'une volonté capricieuse et transitoire du souverain. Si dans ces Etats les lois de la religion étoient de la nature des lois humaines, les lois de la religion ne seroient rien non plus : il est pourtant nécessaire à la société qu'il y ait quelque chose de fixe; et c'est cette religion qui est quelque chose de fixe.

3° La force principale de la religion vient de ce qu'on la croit; la force des lois humaines vient de ce qu'on les craint. L'antiquité convient à la religion, parce que souvent nous croyons plus les choses à mesure qu'elles sont plus reculées, car nous n'avons pas dans la tête des idées accessoires, tirées de ces temps-là, qui puissent les contredire. Les lois humaines, au contraire, tirent avantage de leur nouveauté, qui annonce une attention particulière et actuelle du législateur, pour les faire observer.

CHAP. III. · Des lois civiles qui sont contraires à la loi

naturelle.

« Si un esclave, dit Platon, se défend, et tue un homme libre, il doit être traité comme un parricide'. » Voilà une loi civile qui punit la défense naturelle.

La loi qui, sous Henri VIII, condamnoit un homme sans que les témoins lui eussent été confrontés, étoit contraire à la défense naturelle en effet, pour qu'on puisse condamner, il faut bien que les témoins sachent que l'homme contre qui ils déposent est celui que l'on accuse, et que celui-ci puisse dire: Ce n'est pas moi dont vous parlez.

La loi, passée sous le même règne, qui condamnoit toute fille

4. Liv. IX des Lois.

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