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Les lois de perfection tirées de la religion ont plus pour objet la bonté de l'homme qui les observe, que celle de la société dans laquelle elles sont observées : les lois civiles, au contraire, ont plus pour objet la bonté morale des hommes en général, que celle des individus.

Ainsi, quelque respectables que soient les idées qui naissent immédiatement de la religion, elles ne doivent pas toujours servir de principe aux lois civiles, parce que celles-ci en ont un autre, qui est le bien général de la société.

Les Romains firent des règlemens pour conserver dans la république les mœurs des femmes: c'étoient des institutions politiques. Lorsque la monarchie s'établit, ils firent là-dessus des lois civiles, et ils les firent sur les principes du gouvernement civil. Lorsque la religion chrétienne eut pris naissance, les lois nouvelles que l'on fit eurent moins de rapport à la bonté générale des mœurs qu'à la sainteté du mariage on considéra moins l'union des deux sexes dans l'état civil, que dans un état spirituel.

D'abord, par la loi romaine', un mari qui ramenoit sa femme dans sa maison après la condamnation d'adultère fut puni comme complice de ses débauches. Justinien, dans un autre esprit, ordonna qu'il pourroit, pendant deux ans, l'aller reprendre dans le monastère.

Lorsqu'une femme qui avoit son mari à la guerre n'entendoit plus parler de lui, elle pouvoit, dans les premiers temps, aisément se remarier, parce qu'elle avoit entre ses mains le pouvoir de faire divorce. La loi de Constantin 3 voulut qu'elle attendit quatre ans, après quoi elle pouvoit envoyer le libelle de divorce au chef; et, si son mari revenoit, il ne pouvoit plus l'accuser d'adultère. Mais Justinien établit que, quelque temps qui se fût écoulé depuis le départ du mari, elle ne pouvoit se remarier, à moins que, par la déposition et le serment du chef, elle ne prouvât la mort de son mari. Justinien avoit en vue l'indissolubilité du mariage; mais on peut dire qu'il l'avoit trop en vue. Il demandoit une preuve positive, lorsqu'une preuve négative suffisoit; il exigeoit une chose très-difficile, de rendre compte de la destinée d'un homme éloigné, et exposé à tant d'accidens; il présumoit un crime, c'est-à-dire la désertion du mari, lorsqu'il étoit si naturel de présumer sa mort. Il choquoit le bien public, en laissant une femme sans mariage; il choquoit l'intérêt particulier, en l'exposant à mille dangers.

La loi de Justinien', qui mit parmi les causes de divorce le con

1. Leg. 11, Sult. ff. Ad leg. Jul. de adult. 2. Novelle 134, chap. x. 3. Leg. 7, cod. De repudiis et judicio de moribus sublato.

4. Auth. Hodie quantiscumque, cod. De repud.

5. Auth. Quod hodie, cod. De repud.

sentement du mari et de la femme d'entrer dans le monastère. s'éloignoit entièrement des principes des lois civiles. Il est naturel que des causes de divorce tirent leur origine de certains empêchemens qu'on ne devoit pas prévoir avant le mariage; mais ce désir de garder la chasteté pouvoit être prévu, puisqu'il est en nous. Cette loi favorise l'inconstance dans un état qui, de sa nature, est perpétuel; elle choque le principe fondamental du divorce, qui ne souffre la dissolution d'un mariage que dans l'espérance d'un autre; enfin, à suivre même les idées religieuses, elle ne fait que donner des victimes à Dieu sans sacrifice.

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Dans quel cas il faut suivre la loi civile qui permet, et non pas la loi de la religion qui défend.

Lorsqu'une religion qui défend la polygamie s'introduit dans un pays où elle est permise, on ne croit pas, à ne parler que politiquement, que la loi du pays doive souffrir qu'un homme qui a plusieurs femmes embrasse cette religion, à moins que le magistrat ou le mari ne les dédommagent en leur rendant de quelque manière leur état civil. Sans cela leur condition seroit déplorable: elles n'auroient fait qu'obéir aux lois, et elles se trouveroient privées des plus grands avantages de la société.

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CHAP. XI. Qu'il ne faut point régler les tribunaux humains par les maximes des tribunaux qui regardent l'autre vie.

Le tribunal de l'inquisition, formé par les moines chrétiens sur l'idée du tribunal de la pénitence, est contraire à toute bonne police. Il a trouvé partout un soulèvement général; et il auroit cédé aux contradictions, si ceux qui vouloient l'établir n'avoient tiré avantage de ces contradictions mêmes.

Ce tribunal est insupportable dans tous les gouvernemens. Dans la monarchie, il ne peut faire que des délateurs et des traîtres; dans les républiques, il ne peut former que des malhonnêtes gens; dans l'Etat despotique, il est destructeur comme lui.

CHAP. XII. — Continuation du même sujet.

C'est un des abus de ce tribunal, que, de deux personnes qui y sont accusées du même crime, celle qui nie est condamnée à la mort, et celle qui avoue évite le supplice. Ceci est tiré des idées monastiques, où celui qui nie paroît être dans l'impénitence et damné, et celui qui avoue semble être dans le repentir et sauvé. Mais une pareille distinction ne peut concerner les tribunaux humains la justice humaine, qui ne voit que les actions, n'a qu'un pacte avec les hommes, qui est celui de l'innocence; la justice di

vine, qui voit les pensées, en a deux, celui de l'innocence et celui du repentir.

CHAP. XIII. ·Dans quel cas il faut suivre, à l'égard des mariages. les lois de la religion; et dans quel cas il faut suivre les lois civiles.

Il est arrivé, dans tous les pays et dans tous les temps, que la religion s'est mêlée des mariages. Dès que de certaines choses ont été regardées comme impures ou illicites, et que cependant elles étoient nécessaires, il a bien fallu y appeler la religion pour les légitimer dans un cas, et les réprouver dans les autres.

D'un autre côté, les mariages étant, de toutes les actions humaines, celle qui intéresse le plus la société, il a bien fallu qu'ils fussent réglés par les lois civiles.

Tout ce qui regarde le caractère du mariage, sa forme, la manière de le contracter, la fécondité qu'il procure, qui a fait comprendre à tous les peuples qu'il étoit l'objet d'une bénédiction parculière qui, n'y étant pas toujours attachée, dépendoit de certaines grâces supérieures : tout cela est du ressort de la religion.

Les conséquences de cette union par rapport aux biens, les avantages réciproques, tout ce qui a du rapport à la famille nouvelle, à celle dont elle est sortie, à celle qui doit naître : tout cela regarde les lois civiles.

Comme un des grands objets du mariage est d'ôter toutes les incertitudes des conjonctions illégitimes, la religion y imprime son caractère; et les lois civiles y joignent le leur, afin qu'il ait toute l'authenticité possible. Ainsi, outre les conditions que demande la religion pour que le mariage soit valide, les lois civiles en peuvent encore exiger d'autres.

Ce qui fait que les lois civiles ont ce pouvoir, c'est que ce sont des caractères ajoutés, et non pas des caractères contradictoires. La loi de la religion veut de certaines cérémonies, et les lois civiles veulent le consentement des pères : elles demandent en cela quelque chose de plus, mais elles ne demandent rien qui soit contraire.

Il suit de là que c'est à la loi de la religion à décider si le lien sera indissoluble ou non; car si les lois de la religion avoient établi le lien indissoluble, et que les lois civiles eussent réglé qu'il se peut rompre, ce seroient deux choses contradictoires.

Quelquefois les caractères imprimés au mariage par les lois civiles ne sont pas d'une absolue nécessité : tels sont ceux qui sont établis par les lois qui, au lieu de casser le mariage, se sont contentées de punir ceux qui le contractoient.

Chez les Romains, les lois Papiennes déclarèrent injustes les mariages qu'elles prohiboient, et les soumirent seulement à des

MONTESQUIEU 1

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peines'; et le sénatus-consulte rendu sur le discours de l'empereur Marc-Antonin les déclara nuls : il n'y eut plus de mariage, de femme, de dot, de mari. La loi civile se détermine selon les circonstances: quelquefois elle est plus attentive à réparer le mal, quelquefois à le prévenir.

CHAP. XIV. Dans quels cas, dans les mariages entre parens, il faut se régler par les lois de la nature; dans quels cas on doit se régler par les lois civiles.

En fait de prohibition de mariage entre parens, c'est une chose très-délicate de bien poser le point auquel les lois de la nature s'arrêtent, et où les lois civiles commencent. Pour cela, il faut établir des principes.

Le mariage du fils avec la mère confond l'état des choses; le fils doit un respect sans bornes à sa mère, la femme doit un respect sans bornes à son mari : le mariage d'une mère avec son fils ren. verseroit dans l'un et dans l'autre leur état naturel.

Il y a plus la nature a avancé, dans les femmes, le temps où elles peuvent avoir des enfans; elle l'a reculé dans les hommes; et, par la même raison, la femme cesse plus tôt d'avoir cette faculté, et l'homme plus tard. Si le mariage entre la mère et le fils étoit permis, il arriveroit presque toujours que, lorsque le mari seroit capable d'entrer dans les vues de la nature, la femme n'y seroit plus.

Le mariage entre le père et la fille répugne à la nature comme le précédent; mais il répugne moins, parce qu'il n'a point ces deux obstacles. Aussi les Tartares, qui peuvent épouser leurs filles3, n'épousent-ils jamais leurs mères, comme nous le voyons dans les relations".

Il a toujours été naturel aux pères de veiller sur la pudeur de leurs enfans. Chargés du soin de les établir, ils ont dû leur conserver, et le corps le plus parfait, et l'âme la moins corrompue, tout ce qui peut mieux inspirer des désirs, et tout ce qui est le plus propre à donner de la tendresse. Des pères, toujours occupés à conserver les mœurs de leurs enfans, ont dû avoir un éloignement naturel pour tout ce qui pourroit les corrompre. Le mariage n'est

4. Voy. ce que j'ai dit ci-dessus, au chapitre xxi du livre XXIII, Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitans.

2. Voy. la loi 16, ff. De ritu nuptiarum; et la loi 3, § 4, aussi au Digeste, De donationibus inter virum et uxorem.

3. Cette loi est bien ancienne parmi eux. Attila, dit Priscus dans son ambassade, s'arrêta dans un certain lieu pour épouser Esca, sa fille : chose permise, dit-il, par les lois des Scythes (p. 22).

4. Histoire des Tattars, part. III, p. 256.

point une corruption, dira-t-on. Mais avant le mariage il faut parler; il faut se faire aimer, il faut séduire : c'est cette séduction qui a dû faire horreur.

Il a donc fallu une barrière insurmontable entre ceux qui devoient donner l'éducation et ceux qui devoient la recevoir, et éviter toute sorte de corruption, même pour cause légitime. Pourquoi les pères privent-ils si soigneusement ceux qui doivent épouser leurs filles de leur compagnie et de leur familiarité?

L'horreur pour l'inceste du frère avec la sœur a dû partir de la même source. Il suffit que les pères et les mères aient voulu conserver les mœurs de leurs enfans, et leurs maisons pures, pour avoir inspiré à leurs enfans de l'horreur pour tout ce qui pouvoit les porter à l'union des deux sexes.

La prohibition du mariage entre cousins germains a la même origine. Dans les premiers temps, c'est-à-dire dans les temps saints, dans les âges où le luxe n'étoit point connu, tous les enfans restoient dans la maison', et s'y établissoient : c'est qu'il ne falloit qu'une maison très-petite pour une grande famille. Les enfans des deux frères, ou les cousins germains, étoient regardés et se regardoient entre eux comme frères". L'éloignement qui étoit entre les frères et les sœurs pour le mariage étoit donc aussi entre les cousins germains3.

Ces causes sont si fortes et si naturelles qu'elles ont agi presque par toute la terre, indépendamment d'aucune communication. Ce ne sont point les Romains qui ont appris aux habitans de Formose' que le mariage avec leurs parens au quatrième degré étoit incestueux; ce ne sont point les Romains qui l'ont dit aux Arabes 5; ils ne l'ont point enseigné aux Maldives".

Que si quelques peuples n'ont point rejeté les mariages entre les pères et les enfans, les sœurs et les frères, on a vu, dans le livre premier, que les êtres intelligens ne suivent pas toujours leurs lois. Qui le diroit! des idées religieuses ont souvent fait tomber les hommes dans ces égaremens. Si les Assyriens, si les Perses ont épousé leurs mères, les premiers l'ont fait par un respect religieux pour Sémiramis ; et les seconds, parce que la religion de Zoroastre

4. Cela fut ainsi chez les premiers Romains.

2. En effet, chez les Romains, ils avoient le même nom : les cousins germains étoient nommés frères.

3. Ils le furent à Rome dans les premiers temps, jusqu'à ce que le peuple fit une loi pour les permettre; il vouloit favoriser un homme extrêmement populaire, et qui s'étoit marié avec sa cousine germaine. (Plutarque, au traité Des demandes des choses romaines.)

4. Recueil des voyages des Indes, t. V, part. I, relation de l'état de l'ile de Formose.

5. L'Alcoran, chap. Des femmes.

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