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donnoit la préférence à ces mariages'. Si les Égyptiens ont épousé leurs sœurs, ce fut encore un délire de la religion égyptienne, qui consacra ces mariages en l'honneur d'Isis. Comme l'esprit de la religion est de nous porter à faire avec effort des choses grandes et difficiles, il ne faut pas juger qu'une chose soit naturelle, parce qu'une religion fausse l'a consacrée.

Le principe que les mariages entre les pères et les enfans, les frères et les sœurs, sont défendus pour la conservation de la pudeur naturelle dans la maison, servira à nous faire découvrir quels sont les mariages défendus par la loi naturelle, et ceux qui ne peuvent l'être que par la loi civile.

Comme les enfans habitent ou sont censés habiter dans la maison de leur père, et par conséquent le beau-fils avec la belle-mère, le beau-père avec la belle-fille, ou avec la fille de sa femme, le mariage entre eux est défendu par la loi de la nature. Dans ce cas, l'image a le même effet que la réalité, parce qu'elle a la même cause: la loi civile ne peut ni ne doit permettre ces mariages.

Il y a des peuples chez lesquels, comme j'ai dit, les cousins germains sont regardés comme frères, parce qu'ils habitent ordinaire. ment dans la même maison; il y en a où on ne connoît guère cet usage. Chez ces peuples, le mariage entre cousins germains doit être regardé comme contraire à la nature; chez les autres, non.

Mais les lois de la nature ne peuvent être des lois locales. Ainsi, quand ces mariages sont défendus ou permis, ils sont, selon les circonstances, permis ou défendus par une loi civile.

Il n'est point d'un usage nécessaire que le beau-frère et la bellesœur habitent dans la même maison. Le mariage n'est donc point défendu entre eux pour conserver la pudicité dans la maison; et la loi qui le permet ou le défend n'est point la loi de la nature, mais une loi civile qui se règle sur les circonstances, et dépend des usages de chaque pays : ce sont des cas où les lois dépendent des mœurs et des manières.

Les lois civiles défendent les mariages, lorsque, par les usages reçus dans un certain pays, ils se trouvent être dans les mêmes circonstances que ceux qui sont défendus par les lois de la nature; et elles les permettent lorsque les mariages ne se trouvent point dans ce cas. La défense des lois de la nature est invariable, parce qu'elle dépend d'une chose invariable, le père, la mère et les enfans habitant nécessairement dans la maison. Mais les défenses des lois civiles sont accidentelles, parce qu'elles dépendent d'une circonstance accidentelle, les cousins germains et autres habitant accidentellement dans la maison.

4. Ils étoient regardés comme plus honorables. Voy. Philon, De specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta Decalogi; Paris, 1640, p. 778.

Cela explique comment les lois de Moïse, celles des Egyptiens et de plusieurs autres peuples', permettent le mariage entre le beaufrère et la belle-sœur, pendant que ces mêmes mariages sont défendus chez d'autres nations.

Aux Indes, on a une raison bien naturelle d'admettre ces sortes de mariages. L'oncle y est regardé comme père, et il est obligé d'entretenir et d'établir ses neveux comme si c'étoient ses propres enfans ceci vient du caractère de ce peuple, qui est bon et plein d'humanité. Cette loi ou cet usage en a produit un autre. Si un mari a perdu sa femme, il ne manque pas d'en épouser la sœur 2, et cela est très-naturel; car la nouvelle épouse devient la mère des enfans de sa sœur, et il n'y a point d'injuste marâtre.

CHAP. XV. — Qu'il ne faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des principes du droit civil.

Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles.

Ces premières lois leur acquièrent la liberté; les secondes, la propriété. Il ne faut pas décider par les lois de la liberté, qui, comme nous avons dit, n'est que l'empire de la cité, ce qui ne doit être décidé que par les lois qui concernent la propriété. C'est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public cela n'a lieu que dans les cas où il s'agit de l'empire de la cité, c'est-à-dire de la liberté du citoyen: cela n'a pas lieu dans ceux où il est question de la propriété des biens, parce que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles.

Cicéron soutenoit que les lois agraires étoient funestes, parce que la cité n'étoit établie que pour que chacun conservât ses biens. Posons donc pour maxime que, lorsqu'il s'agit du bien public, le bien public n'est jamais que l'on prive un particulier de son bien, ou même qu'on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas, il faut suivre à la rigueur la loi civile, qui est le palladium de la propriété.

Ainsi, lorsque le public a besoin du fonds d'un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique; mais c'est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mère, regarde chaque particulier comme toute la cité même.

Si le magistrat politique veut faire quelque édifice public, quelque nouveau chemin, il faut qu'il indemnise : le public est, à cet

4. Voy. la loi 8, au code De incestis et inutilibus nuptiis.

2. Lettres édifiantes, XIVe recueil, p. 403.

égard, comme un particulier qui traite avec un particulier. C'est bien assez qu'il puisse contraindre un citoyen de lui vendre son héritage, et qu'il lui ôte ce grand privilége qu'il tient de la loi civile, de ne pouvoir être forcé d'aliéner son bien.

Après que les peuples qui détruisirent les Romains eurent abusé de leurs conquêtes mêmes, l'esprit de liberté les rappela à celui d'équité; les droits les plus barbares, ils les exercèrent avec modėration; et, si l'on en doutoit, il n'y auroit qu'à lire l'admirable ouvrage de Beaumanoir, qui écrivoit sur la jurisprudence dans le XIIe siècle.

On raccommodoit de son temps les grands chemins, comme on fait aujourd'hui. Il dit que, quand un grand chemin ne pouvoit être rétabli, on en faisoit un autre, le plus près de l'ancien qu'il étoit possible; mais qu'on dédommageoit les propriétaires aux frais de ceux qui tiroient quelque avantage du chemin. On se déterminoit pour lors par la loi civile; on s'est déterminé de nos jours par la loi politique.

CHAP. XVI. Qu'il ne faut point décider par les règles du droit civil, quand il s'agit de décider par celles du droit politique.

On verra le fond de toutes les questions, si l'on ne confond point les règles qui dérivent de la propriété de la cité avec celles qui naissent de la liberté de la cité.

Le domaine d'un État est-il aliénable, ou ne l'est-il pas ? Cette question doit être décidée par la loi politique, et non pas par la loi civile. Elle ne doit pas être décidée par la loi civile, parce qu'il est aussi nécessaire qu'il y ait un domaine pour faire subsister l'État, qu'il est nécessaire qu'il y ait dans l'État des lois civiles qui règlent la disposition des biens.

Si donc on aliène le domaine, l'État sera forcé de faire un nouveau fonds pour un autre domaine. Mais cet expédient renverse encore le gouvernement politique, parce que, par la nature de la chose, à chaque domaine qu'on établira, le sujet payera toujours plus, et le souverain retirera toujours moins; en un mot, le domaine est nécessaire, et l'aliénation ne l'est pas.

L'ordre de succession est fondé, dans les monarchies, sur le bien de l'Etat, qui demande que cet ordre soit fixé, pour éviter les malheurs que j'ai dit devoir arriver dans le despotisme, où tout est incertain, parce que tout y est arbitraire.

Ce n'est pas pour la famille régnante que l'ordre de succession

4. Le seigneur nommoit des prud'hommes pour faire la levée sur le paysan; les gentilshommes étoient contraints à la contribution par le comte; l'homme d'église, par l'évêque. (Beaumanoir, chap. xx.)

est établi, mais parce qu'il est de l'intérêt de l'État qu'il y ait une famille régnante. La loi qui règle la succession des particuliers est une loi civile, qui a pour objet l'intérêt des particuliers; celle qui règle la succession à la monarchie est une loi politique, qui a pour objet le bien et la conservation de l'État.

Il suit de là que, lorsque la loi politique a établi dans un État un ordre de succession, et que cet ordre vient à finir, il est absurde de réclamer la succession, en vertu de la loi civile de quelque peuple que ce soit. Une société particulière ne fait point de lois pour une autre société. Les lois civiles des Romains ne sont pas plus applicables que toutes autres lois civiles: ils ne les ont point employées eux-mêmes, lorsqu'ils ont jugé les rois; et les maximes par lesquelles ils ont jugé les rois sont si abominables qu'il ne faut point les faire revivre.

Il suit encore de là que, lorsque la loi politique a fait renoncer quelque famille à la succession, il est absurde de vouloir employer les restitutions tirées de la loi civile. Les restitutions sont dans la loi, et peuvent être bonnes contre ceux qui vivent dans la loi; mais elles ne sont pas bonnes pour ceux qui ont été établis pour la loi, et qui vivent pour la loi.

Il est ridicule de prétendre décider des droits des royaumes, des nations et de l'univers, par les mêmes maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d'un droit pour une gouttière, pour me servir de l'expression de Cicéron '.

CHAP. XVII. Continuation du même sujet.

L'ostracisme doit être examiné par les règles de la loi politique, et non par les règles de la loi civile; et, bien loin que cet usage puisse flétrir le gouvernement populaire, il est au contraire trèspropre à en prouver la douceur; et nous aurions senti cela, si, l'exil parmi nous étant toujours une peine, nous avions pu séparer l'idée de l'ostracisme d'avec celle de la punition.

Aristote nous dit qu'il est convenu de tout le monde que cette pratique a quelque chose d'humain et de populaire. Si, dans les temps et dans les lieux où l'on exerçoit ce jugement, on ne le trouvoit point odieux, est-ce à nous, qui voyons les choses de si loin, de penser autrement que les accusateurs, les juges, et l'accusé même ?

Et, si l'on fait attention que ce jugement du peuple combloit de gloire celui contre qui il étoit rendu; que, lorsqu'on en eut abusé à Athènes contre un homme sans mérite 3, on cessa dans ce mo

1. Liv. I Des Lois. 2. Politique, liv. III, chap. xII. 3. Hyperbolus, Voy. Plutarque, Vie d'Aristide.

ment de l'employer', on verra bien qu'on en a pris une fausse idée, et que c'étoit une loi admirable que celle qui prévenoit les mauvais effets que pouvoit produire la gloire d'un citoyen, en le comblant d'une nouvelle gloire.

CHAP. XVIII.

Qu'il faut examiner si les lois qui paroissent se contredire sont du même ordre.

A Rome, il fut permis au mari de prêter sa femme à un autre. Plutarque nous le dit formellement. On sait que Caton prêta sa femme à Hortensius 3; et Caton n'étoit point homme à violer les lois de son pays.

D'un autre côté, un mari qui souffroit les débauches de sa femme, qui ne la mettoit pas en jugement, ou qui la reprenoit après la condamnation, étoit puni. Ces lois paroissent se contredire, et ne se contredisent point. La loi qui permettoit à un Romain de prêter sa femme est visiblement une institution lacédémonienne, établie pour donner à la république des enfans d'une bonne espèce, si j'ose me servir de ce terme; l'autre avoit pour objet de conserver les mœurs. La première étoit une loi politique, la seconde une loi civile.

CHAP. XIX. — Qu'il ne faut pas décider par les lois civiles les choses qui doivent l'être par les lois domestiques.

La loi des Wisigoths vouloit que les esclaves fussent obligés de lier l'homme et la femme qu'ils surprenoient en adultère 3, et de les présenter au mari et au juge : loi terrible, qui mettoit entre les mains de ces personnes viles le soin de la vengeance publique, domestique et particulière !

Cette loi ne seroit bonne que dans les sérails d'Orient, où l'esclave qui est chargé de la clôture a prévariqué sitôt qu'on prévarique. Il arrête les criminels, moins pour les faire juger que pour se faire juger lui-même, et obtenir que l'on cherche dans les circonstances de l'action si l'on peut perdre le soupçon de sa négligence.

Mais dans les pays où les femmes ne sont point gardées, il est insensé que la loi civile les soumette, elles qui gouvernent la maison, à l'inquisition de leurs esclaves.

Cette inquisition pourroit être, tout au plus dans de certains cas, une loi particulière domestique, et jamais une loi civile.

4. Il se trouva opposé à l'esprit du législateur.

2. Plutarque, dans sa comparaison de Lycurgue et de Numa.

3. Ibid., Vie de Caton. Cela se passa de notre temps, dit Strabon, liv. XI.

4. Leg. 11, S ult., ff. Ad leg. Jul. de adult. 6. Loi des Wisigoths, liv. III, tit. IV, § 6.

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