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ne se présentoit point, ou n'obéissoit pas aux ordonnances des juges, il étoit appelé devant le roi'; et, s'il persistoit dans sa contumace, il étoit mis hors de la protection du roi, et personne ne pouvoit le recevoir chez soi, ni même lui donner du pain': or, s'il étoit d'une condition ordinaire, ses biens étoient confisqués3; mais, s'il étoit vassal du roi, ils ne l'étoient pas. Le premier, par sa contumace, étoit censé convaincu du crime, et non pas le second. Celui-là, dans les moindres crimes, étoit soumis à la preuve par l'eau bouillante'; celui-ci n'y étoit condamné que dans le cas du meurtre. Enfin, un vassal du roi ne pouvoit être contraint de jurer en justice contre un autre vassal'. Ces priviléges augmentèrent toujours; et le capitulaire de Carloman fait cet honneur aux vassaux du roi, qu'on ne peut les obliger de jurer eux-mêmes, mais seulement par la bouche de leurs propres vassaux. De plus, lorsque celui qui avoit les honneurs ne s'étoit pas rendu à l'armée, sa peine étoit de s'abstenir de chair et de vin, autant de temps qu'il avoit manqué au service; mais l'homme libre qui n'avoit pas suivi le comte payoit une composition de soixante sous, et étoit mis en servitude jusqu'à ce qu'il l'eût payée".

Il est donc aisé de penser que les Francs, qui n'étoient point vassaux du roi, et encore plus les Romains, cherchèrent à le devenir; et qu'afin qu'ils ne fussent pas privés de leurs domaines, on imagina l'usage de donner son alleu au roi, de le recevoir de lui en fief, et de lui désigner ses héritiers. Cet usage continua toujours : et il eut surtout lieu dans les désordres de la seconde race, où tout le monde avoit besoin d'un protecteur, et vouloit faire corps avec d'autres seigneurs, et entrer pour ainsi dire dans la monarchie féodale, parce qu'on n'avoit plus la monarchie politique".

Ceci continua dans la troisième race, comme on le voit par plusieurs chartres", soit qu'on donnât son alleu, et qu'on le reprît par le même acte; soit qu'on le déclarât alleu, et qu'on le reconnût en fief. On appeloit ces fiefs fiefs de reprise.

1. Loi salique, tit. LIX et LXXVI.

2. « Extra sermonem regis. » (Loi salique, tit. LIX et LXXVI.) 3. Ibid., tit. LIX, § 4. 4. Ibid., tit. LXXVI, § 4. et LIX. ( - 6. Ibid., tit. LXXVI, § 1.

5. Ibid., tit. LVI 7. Ibid., tit. LXXVI, § 2. 8. Apud Vernis palatium, de l'an 883, art. 4 et 14.

9. Capitulaire de Charlemagne, qui est le second de l'an 822; art. 1

et 3.

40. « Heribanum. »

14. «Non infirmis reliquit hæredibus; » dit Lambert d'Ardres, dans Ducange, au mot Alodis.

42. Voy. celles que Ducange cite au mot Alodis; et celle que rapporte Galland, Traité du franc alleu, p. 44 et suiv.

Ćela ne signifie pas que ceux qui avoient des fiefs les gouvernassent en bons pères de famille; et, quoique les hommes libres cherchassent beaucoup à avoir des fiefs, ils traitoient ce genre de biens comme on administre aujourd'hui les usufruits. C'est ce qui fit faire à Charlemagne, prince le plus vigilant et le plus attentif que nous ayons eu, bien des règlemens' pour empêcher qu'on ne dégradât les fiefs en faveur de ses propriétés. Cela prouve seulement que, de son temps, la plupart des bénéfices étoient encore à vie; et que, par conséquent, on prenoit plus de soin des alleux que des bénéfices; mais cela n'empêche pas que l'on n'aimât encore mieux être vassal du roi qu'homme libre. On pouvoit avoir des raisons pour disposer d'une certaine portion particulière d'un fief, mais on ne vouloit pas perdre sa dignité même.

Je sais bien encore que Charlemagne se plaint, dans un capitulaire, que, dans quelques lieux, il y avoit des gens qui donnoient leurs fiefs en propriété, et les rachetoient ensuite en propriété. Mais je ne dis point qu'on n'aimât mieux une propriété qu'un usufruit : je dis seulement que, lorsqu'on pouvoit faire d'un alleu un fief qui passât aux héritiers, ce qui est le cas de la formule dont j'ai parlé, on avoit de grands avantages à le faire.

CHAP. IX. Comment les biens ecclésiastiques furent convertis en fiefs.

Les biens fiscaux n'auroient dû avoir d'autre destination que de servir aux dons que les rois pouvoient faire pour inviter les Francs a de nouvelles entreprises, lesquelles augmentoient d'un autre côté les biens fiscaux, et cela étoit, comme j'ai dit, l'esprit de la nation; mais les dons prirent un autre cours. Nous avons un discours de Chilpéric 3, petit-fils de Clovis, qui se plaignoit déjà que ses biens avoient été presque tous donnés aux églises. « Notre fisc est devenu pauvre, disoit-il; nos richesses ont été transportées aux églises♦ · il n'y a plus que les évêques qui règnent; ils sont dans la grandeur, et nous n'y sommes plus. »

Cela fit que les maires, qui n'osoient attaquer les seigneurs, dépouillèrent les églises; et une des raisons qu'allégua Pépin pour

1. Capitulaire 2, de l'an 802, art. 10; et le capitulaire 8, de l'an 803, art. 3; et le capitulaire 4, incerti anni, art. 49; et le capitulaire de l'an 806, art. 7.

2. Le cinquième de l'an 806, art. 8.

3. Dans Grégoire de Tours, liv. VI, chap. XLVI.

4. Cela fit qu'il annula les testamens faits en faveur des églises, et même les dons faits par son père: Gontran les rétablit, et fit même de nouveaux dons. (Grégoire de Tours, liv. VII, chap. vII.)

entrer en Neustrie ', fut qu'il y avoit été invité par les ecclésiastiques pour arrêter les entreprises des rois, c'est-à-dire des maires, qui privoient l'Eglise de tous ses biens.

Les maires d'Austrasie, c'est-à-dire la maison des Pépins, avoient traité l'Eglise avec plus de modération qu'on n'avoit fait en Neustrie et en Bourgogne; et cela est bien clair par nos chroniques, où les moines ne peuvent se lasser d'admirer la dévotion et la libéralité des Pépins. Ils avoient occupé eux-mêmes les premières places de l'Église. « Un corbeau ne crève pas les yeux à un corbeau, » comme disoit Chilpéric aux évêques 3.

Pépin soumit la Neustrie et la Bourgogne; mais ayant pris, pour détruire les maires et les rois, le prétexte de l'oppression des églises, il ne pouvoit plus les dépouiller sans contredire son titre, et faire voir qu'il se jouoit de la nation. Mais la conquête de deux grands royaumes, et la destruction du parti opposé, lui fournirent assez de moyens de contenter ses capitaines.

Pépin se rendit maître de la monarchie en protégeant le clergé : Charles Martel, son fils, ne put se maintenir qu'en l'opprimant. Ce prince, voyant qu'une partie des biens royaux et des biens fiscaux avoient été donnés à vie ou en propriété à la noblesse, et que le clergé, recevant des mains des riches et des pauvres, avoit acquis une grande partie des allodiaux mêmes, il dépouilla les églises; ęt les fiefs du premier partage ne subsistant plus, il forma une séconde fois des fiefs. Il prit, pour lui et pour ses capitaines, les biens des églises et les églises mêmes, et fit cesser un abus qui,' à la différence des maux ordinaires, étoit d'autant plus facile à guérir qu'il étoit extrême.

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Le clergé recevoit tant, qu'il faut que, dans les trois races, on lui ait donné plusieurs fois tous les biens du royaume. Mais, si les rois, la noblesse et le peuple trouvèrent le moyen de leur donner tous leurs biens, ils ne trouvèrent pas moins celui de les leur ôter. La piété fit fonder les églises dans la première race; mais l'esprit militaire les fit donner aux gens de guerre, qui les partagèrent à leurs enfans. Combien ne sortit-il pas de terres de la mense du

1. Voy. les Annales de Metz, sur l'an 687 « Excitor imprimis quere«lis sacerdotum et servorum Dei, qui me sæpius adierunt ut pro sub<< latis injuste patrimoniis, » etc.

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2. Voy. les Annales de Metz, sur l'an 687.

3. Dans Grégoire de Tours.

4. « Karolus, plurima juri ecclesiastico detrahens, prædia fisco socia

vit, ac deinde militibus dispertivit. » (Ex Chronico Centulensi, lib, II.)

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clergé ! Les rois de la seconde race ouvrirent leurs mains, et firent encore d'immenses libéralités; les Normands arrivent, pillent et ravagent, persécutent surtout les prêtres et les moines, cherchent les abbayes, regardent où ils trouveront quelque lieu religieux : car ils attribuoient aux ecclésiastiques la destruction de leurs idoles, et toutes les violences de Charlemagne, qui les avoit obligés les uns après les autres de se réfugier dans le nord. C'étoient des haines que quarante ou cinquante années n'avoient pu leur faire oublier. Dans cet état des choses, combien le clergé perdit-il de biens! A peine y avoit-il des ecclésiastiques pour les redemander. Il resta donc encore à la piété de la troisième race assez de fondations à faire, et de terres à donner : les opinions répandues et crues dans ces temps-lå auroient privé les laïques de tout leur bien, s'ils avoient été assez honnêtes gens. Mais, si les ecclésiastiques avoient de l'ambition, les laïques en avoient aussi : si le mourant donnoit, le successeur vouloit reprendre. On ne voit que querelles entre les seigneurs et les évêques, les gentilshommes et les abbés; et il falloit qu'on pressât vivement les ecclésiastiques, puisqu'ils furent obligés de se mettre sous la protection de certains seigneurs, qui les défendoient pour un moment, et les opprimoient après.

Déjà une meilleure police, qui s'établissoit dans le cours de la troisième race, permettoit aux ecclésiastiques d'augmenter leur bien. Les calvinistes parurent, et firent battre de la monnoie de tout ce qui se trouva d'or et d'argent dans les églises. Comment le clergé auroit-il été assuré de sa fortune? il ne l'étoit pas de son existence. Il traitoit des matières de controverse, et l'on brûloit ses archives. Que servit-il de redemander à une noblesse toujours ruinée ce qu'elle n'avoit plus, ou ce qu'elle avoit hypothéqué de mille manières? Le clergé a toujours acquis, il a toujours rendu, et il acquiert encore.

CHAP. XI.

État de l'Europe du temps de Charles Martel. Charles Martel, qui entreprit de dépouiller le clergé, se trouva dans les circonstances les plus heureuses: il étoit craint et aimé des gens de guerre, et il travailloit pour eux; il avoit le prétexte de ses guerres contre les Sarrasins'; quelque haï qu'il fût du clergé, il n'en avoit aucun besoin; le pape, à qui il étoit nécessaire, lui tendoit les bras: on sait la célèbre ambassade que lui envoya Grégoire III 2. Ces deux puissances furent fort unies, parce qu'elles ne

1. Voy. les Annales de Metz.

2. Epistolam quoque, decreto Romanorum principum, sibi prædictus præsul Gregorius miserat, quod sese populus romanus, relicta imperatoris dominatione, ad suam defensionem et invictam clementiam

pouvoient se passer l'une de l'autre le pape avoit besoin des Francs pour le soutenir contre les Lombards et contre les Grecs; Charles Martel avoit besoin du pape pour humilier les Grecs, embarrasser les Lombards, se rendre plus respectable chez lui, et accréditer les titres qu'il avoit, et ceux que lui ou ses enfans pourroient prendre. Il ne pouvoit donc manquer son entreprise.

Saint Eucher, évêque d'Orléans, eut une vision qui étonna les princes. Il faut que je rapporte, à ce sujet, la lettre que les évêques assemblés à Reims écrivirent à Louis le Germanique, qui étoit entré dans les terres de Charles le Chauve, parce qu'elle est très-propre à nous faire voir quel étoit, dans ces temps-là, l'état des choses, et la situation des esprits. Ils disent que « saint Eucher ayant été ravi dans le ciel, il vit Charles Martel tourmenté dans l'enfer inférieur par l'ordre des saints qui doivent assister avec Jésus-Christ au jugement dernier; qu'il avoit été condamné à cette peine avant le temps, pour avoir dépouillé les églises de leurs biens, et s'être par là rendu coupable des péchés de tous ceux qui les avoient dotées; que le roi Pépin fit tenir à ce sujet un concile; qu'il fit rendre aux églises tout ce qu'il put retirer des biens ecclésiastiques; que, comme il n'en put ravoir qu'une partie, à cause de ses démêlés avec Vaifre, duc d'Aquitaine, il fit faire en faveur des églises des lettres précaires du reste, et régla que les laïques payeroient une dîme des biens qu'ils tenoient des églises, et douze deniers pour chaque maison; que Charlemagne ne donna point les biens de l'Eglise; qu'il fit au contraire un capitulaire par lequel il s'engagea, pour lui et ses successeurs, de ne les donner jamais; que tout ce qu'ils avancent est écrit; et que même plusieurs d'entre eux l'avoient entendu raconter à Louis le Débonnaire, père des deux rois. »

Le règlement du roi Pépin, dont parlent les évêques, fut fait << convertere voluisset. » (Annales de Metz, sur l'an 744.) « Eo patrato pacto ut a partibus imperatoris recederet. » (Frédégaire.)

4. On peut voir dans les auteurs de ces temps-là, l'impression que l'autorité de tant de papes fit sur l'esprit des François. Quoique le roi Pépin eût déjà été couronné par l'archevêque de Mayence, il regarda l'onction qu'il reçut du pape Étienne comme une chose qui le confirmoit

dans tous ses droits.

2. Anno 858, apud Carisiacum, édit. de Baluze, t. II, p. 401.

3. Anno 858, apud Carisiacum, édit. de Baluze, t. II, art. 7,

p. 109.

4. « Precaria, quod precibus utendum conceditur, »dit Cujas dans ses notes sur le liv. I, Des fiefs. Je trouve dans un diplôme du roi Pépin, daté de la troisième année de son règne, que ce prince n'établit pas le premier ces lettres précaires; il en cite une faite par le maire Ébroin, et continuée depuis. Voy. le diplôme de ce roi dans le t. V des Historiens de France des bénédictins, art. 6.

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