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mes; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu'il n'appartient de proposer des changemens qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un Etat.

Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d'ignorance, on n'a aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble; on examine toutes les causes pour voir tous les résultats.

Si je pouvois faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirois le plus heureux des mortels.

Si je pouvois faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connoissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirois le plus heureux des mortels.

Je me croirois le plus heureux des mortels, si je pouvois faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même.

C'est en cherchant à instruire les hommes que l'on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l'amour de tous. L'homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connoître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.

J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avois écrites'; je sentois tous les jours les mains paternelles tomber2; je suivois mon objet sans former de dessein; je ne connoissois ni les règles ni les exceptions, je ne trouvois la vérité que pour la perdre mais quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchois est venu à moi; et, dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer, et finir.

Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de

4. « Ludibria ventis. >>

2. a Bis patriæ cecidere manus. »>

mon sujet : cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre et en Allemagne, ont écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration, mais je n'ai point perdu le courage. « Et moi aussi je suis peintre ',» ai-je dit avec le Corrége.

AVERTISSEMENT.

Pour l'intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer 1o que ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des choses absurdes, et qui seroient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que dans tous les pays du monde on veut de la morale.

2o Il faut faire attention qu'il y a une très-grande différence entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'âme, ou vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disois: telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l'est pas. En un mot, l'honneur est dans la république, quoique la vertu politique en soit le ressort; la vertu politique est dans la monarchie, quoique l'honneur en soit le res

sort.

Enfin, l'homme de bien dont il est question dans le livre III, chapitre v, n'est pas l'homme de bien chrétien, mais l'homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j'ai parlé. C'est l'homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l'amour des lois de son pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées; et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot vertu, j'ai mis vertu politique.

4. Ed io anche son pittore. »

LIVRE I.

DES LOIS EN GÉNÉRAL.

CHAP. I. · Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les divers êtres.

Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la Divinité' a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois.

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde ont dit une grande absurdité; car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intelligens?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différens êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.

Dieu a du rapport avec l'univers comme créateur et comme conservateur; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve: il agit selon ces règles, parce qu'il les connoît; il les connoît parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.

Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière et privé d'intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvemens aient des lois invariables; et si l'on pouvoit imaginer un autre monde que celui-ci, il auroit des règles constantes, ou il seroit détruit.

Ainsi la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seroit absurde de dire que le Créateur, sans ces règles, pourroit gouverner le monde, puisque le monde ne subsisteroit pas sans elles.

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mu et un autre corps mu, c'est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvemens sont reçus, augmentés, diminués, perdus chaque diversité est uniformité, chaque changement est

constance.

Les êtres particuliers intelligens peuvent avoir des lois qu'ils ont faites mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y

4. « La loi, dit Plutarque, est la reine de tous mortels et immortels. » Au traité Qu'il est requis qu'un prince soit savant.

eût des êtres intelligens, ils étoient possibles : ils avoient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possible. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les rayons n'étoient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste de se conformer à leurs lois; que, s'il y avoit des êtres intelligens qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devroient en avoir de la reconnoissance; que, si un être intelligent avoit créé un être intelligent, le créé devroit rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le même mal; et ainsi du reste.

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligens sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives; et celles mêmes qu ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-mêmes.

Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier, et par le même attrait elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le sentiment; elles n'ont point de lois positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles : les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux.

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connoître la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

:

L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables; comme être intelligent, il viole

sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise, et cependant il est un être borné, il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, commé toutes les intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a, il les perd encore. Comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvoit à tous les instans oublier son créateur: Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion; un tel être pouvoit à tous les instans s'oublier lui-même : les philosophes l'ont averti par les lois de la morale; fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres : les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles.

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Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu'il recevroit dans un état pareil.

Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme, dans l'état de nature, auroit plutôt la faculté de connoître qu'il n'auroit des connoissances. Il est clair que ses premières idées ne seroient point des idées spéculatives: il songeroit à la conservation de son être, avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentiroit d'abord que sa foiblesse; sa timidité seroit extrême; et si l'on avoit là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages': tout les fait trembler, tout les fait fuir.

Dans cet état, chacun se sent inférieur; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer, et la paix seroit la première loi naturelle.

Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se subjuguer les uns les autres n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il auroit d'abord.

Hobbes' demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés; et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons. Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant l'établissement des sociétés, ce

4. Témoin le sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover, et que l'on vit en Angleterre sous le règne de George Ir.

2. In præfat. lib. de Cive. (En.)

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