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de l'Esprit des Lois n'est point du tout sectateur de la religion naturelle; mais il voudroit que son critique fût sectateur de la logique naturelle.

Je crois avoir déjà fait tomber des mains du critique les armes effrayantes dont il s'est servi je vais à présent donner une idée de son exorde, qui est tel, que je crains que l'on ne pense que ce soit par dérision que j'en parle ici.

Il dit d'abord, et ce sont ses paroles, que, « le livre de l'Esprit des Lois est une de ces productions irrégulières.... qui ne se sont si fort multipliées que depuis l'arrivée de la bulle Unigenitus. » Mais, faire arriver l'Esprit des Lois à cause de l'arrivée de la constitution Unigenitus, n'est-ce pas vouloir faire rire? La bulle Unigenitus n'est point la cause occasionnelle du livre de l'Esprit des Lois; mais la bulle Unigenitus et le livre de l'Esprit des Lois ont été les causes occasionnelles qui ont fait faire au critique un raisonnement si puéril. Le critique continue: « L'auteur dit qu'il a bien des fois commencé et abandonné son ouvrage.... Cependant quand il jetoit au feu ses premières productions, il étoit moins éloigné de la vérité que lorsqu'il a commencé à être content de son travail. » Qu'en sait-il? Il ajoute : « Si l'auteur avoit voulu suivre un chemin frayé, son ouvrage lui auroit coûté moins de travail. » Qu'en sait-il encore? Il prononce ensuite cet oracle: «Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour apercevoir que le livre de l'Esprit des Lois est fondé sur le système de la religion naturelle... On a montré, dans les lettres contre le poëme de Pope intitulé Essai sur l'homme, que le système de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa : c'en est assez pour inspirer à un chrétien l'horreur du nouveau livre que nous annonçons. >>

Je réponds que non-seulement c'en est assez, mais même que c'en seroit beaucoup trop. Mais je viens de prouver que le système de l'auteur n'est pas celui de la religion naturelle; et, en lui passant que le système de la religion naturelle rentrât dans celui de Spinosa, le système de l'auteur n'entreroit pas dans celui de Spinosa, puisqu'il n'est pas celui de la religion naturelle.

Il veut donc inspirer de l'horreur avant d'avoir prouvé qu'on doit avoir de l'horreur.

Voici les deux formules des raisonnemens répandus dans les deux écrits auxquels je réponds : « L'auteur de l'Esprit des Lois est un sectateur de la religion naturelle; donc il faut expliquer ce qu'il dit ici par les principes de la religion naturelle : or, si ce qu'il dit ici est fondé sur les principes de la religion naturelle, il est un sectateur de la religion naturelle. »

L'autre formule est celle-ci : « L'auteur de l'Esprit des Lois est un sectateur de la religion naturelle; donc ce qu'il dit dans son livre en faveur de la révélation n'est que pour cacher qu'il est un

sectateur de la religion naturelle: or, s'il se cache ainsi, il est un sectateur de la religion naturelle. »

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Avant de finir cette première partie, je serois tenté de faire une objection à celui qui en a tant fait. Il a si fort effrayé les oreilles du mot de sectateur de la religion naturelle, que moi, qui défends l'auteur, je n'ose presque prononcer ce nom je vais cependant prendre courage. Ses deux écrits ne demanderoient-ils pas plus d'explication que celui que je défends? Fait-il bien, en parlant de la religion naturelle et de la révélation, de se jeter perpétuellement tout d'un côté, et de faire perdre les traces de l'autre ? Faitil bien de ne distinguer jamais ceux qui ne reconnoissent que la seule religion naturelle, d'avec ceux qui reconnoissent et la religion naturelle et la révélation? Fait-il bien de s'effaroucher toutes les fois que l'auteur considère l'homme dans l'état de la religion naturelle, et qu'il explique quelque chose sur les principes de la religion naturelle? Fait-il bien de confondre la religion naturelle avec l'athéisme? N'ai-je pas toujours ouï dire que nous avions tous une religion naturelle ? N'ai-je pas ouï dire que le christianisme étoit la perfection de la religion naturelle? N'ai-je pas ouï dire que l'on employoit la religion naturelle pour prouver la révélation contre les déistes? et que l'on employoit la même religion naturelle pour prouver l'existence de Dieu contre les athées? Il dit que les stoïciens étoient des sectateurs de la religion naturelle et moi, je lui dis qu'ils étoient des athées', puisqu'ils croyoient qu'une fatalité aveugle gouvernoit l'univers; et que c'est par la religion naturelle que l'on combat les stoïciens. Il dit que le système de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa2; et moi, je lui dis qu'ils sont contradictoires, et que c'est par la religion naturelle qu'on détruit le système de Spinosa. Je lui dis que confondre la religion naturelle avec l'athéisme, c'est confondre la preuve avec la chose qu'on veut prouver, et l'objection contre l'erreur avec l'erreur même; que c'est ôter les armes puissantes que l'on a contre cette erreur. A Dieu ne plaise que je veuille imputer aucun mauvais dessein au critique, ni faire valoir les conséquences que l'on pourroit tirer de ses principes! quoiqu'il ait très-peu d'indulgence, on en veut avoir pour lui. Je dis seulement que les idées

1. Voy. la page 165 des feuilles du 9 octobre 1749. « Les stoïciens n'admettoient qu'un Dieu; mais ce Dieu n'étoit autre chose que l'âme du inonde. Ils vouloient que tous les êtres, depuis le premier, fussent nécessairement enchaînés les uns avec les autres; une nécessité fatale entrainoit tout. Ils nioient l'immortalité de l'âme, et faisoient consister le souverain bonheur à vivre conformément à la nature. C'est le fond du système de la religion naturelle. »>

2. Voy. p. 161 de la première feuille du 9 octobre 1749, à la fin de la première colonne.

métaphysiques sont extrêmement confuses dans sa tête; qu'il n'a point du tout la faculté de séparer; qu'il ne sauroit porter de bons jugemens, parce que, parmi les diverses choses qu'il faut voir, il n'en voit jamais qu'une. Et cela même, je ne le dis pas pour lui faire des reproches, mais pour détruire les siens.

DEUXIÈME PARTIE.

IDÉE GÉNÉRALE.

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J'ai absous le livre de l'Esprit des Lois de deux reproches généraux dont on l'avoit chargé il y a encore des imputations particulières auxquelles il faut que je réponde. Mais, pour donner un plus grand jour à ce que j'ai dit, et à ce que je dirai dans la suite, je vais expliquer ce qui a donné lieu, ou a servi de prétexte aux invectives.

Les gens les plus sensés de divers pays de l'Europe, les hommes les plus éclairés et les plus sages, ont regardé le livre de l'Esprit des Lois comme un ouvrage utile: ils ont pensé que la morale en étoit pure, les principes justes; qu'il étoit propre à former d'honnêtes gens; qu'on y détruisoit les opinions pernicieuses, qu'on y encourageoit les bonnes.

D'un autre côté, voilà un homme qui en parle comme d'un livre dangereux; il en fait le sujet des invectives les plus outrées : il faut que j'explique ceci.

Bien loin d'avoir entendu les endroits particuliers qu'il critiquoit dans ce livre, il n'a pas seulement su quelle étoit la matière qui y étoit traitée ainsi, en déclamant en l'air, et combattant contre le vent, il a remporté des triomphes de même espèce; il a bien critiqué le livre qu'il avoit dans la tête, il n'a pas critiqué celui de l'auteur. Mais comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d'un ouvrage qu'on avoit devant les yeux? Ceux qui auront quelques lumières verront du premier coup d'œil que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu'il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions; qu'il examine celles qui conviennent le plus à la société et à chaque société; qu'il en cherche l'origine; qu'il en découvre les causes physiques et morales; qu'il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et celles qui n'en ont aucun; que, de deux pratiques pernicieuses, il cherche celle qui l'est plus et celle qui l'est moins; qu'il y discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un

certain égard, et de mauvais dans un autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beaucoup à connoître les nuances des choses. Or, dans un sujet aussi étendu, il a été néces-. saire de traiter de la religion : car, y ayant sur la terre une religion vraie et une infinité de fausses, une religion envoyée du ciel et une infinité d'autres qui sont nées sur la terre, il n'a pu regarder toutes les religions fausses que comme des institutions humaines ainsi il a dû les examiner comme toutes les autres institutions humaines. Et, quant à la religion chrétienne, il n'a eu qu'à l'adorer, comme étant une institution divine. Ce n'étoit point de cette religion qu'il devoit traiter, parce que, par sa nature, elle n'est sujette à aucun examen : de sorte que, quand il en a parlé, il ne l'a jamais fait pour la faire entrer dans le plan de son ouvrage, mais pour lui payer le tribut de respect et d'amour qui lui est dû par tout chrétien; et pour que, dans les comparaisons qu'il en pouvoit faire avec les autres religions, il pût la faire triompher de toutes. Ce que je dis se voit dans tout l'ouvrage : mais l'auteur l'a particulièrement expliqué au commencement du livre XXIV, qui est le premier des deux livres qu'il a faits sur la religion. Il le commence ainsi : « Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds; ainsi l'on peut chercher entre les religions fausses, celles qui sont les plus conformes au bien de la société ; celles qui, quoiqu'elles n'aient pas l'effet de mener les hommes aux félicités de l'autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

« Je n'examinerai donc les diverses religions du monde que par rapport au bien que l'on en tire dans l'état civil, soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre. »

L'auteur ne regardant donc les religions humaines que comme des institutions humaines, a dû en parler, parce qu'elles entroient nécessairement dans son plan. Il n'a point été les chercher; mais elles sont venues le chercher. Et, quant à la religion chrétienne, il n'en a parlé que par occasion; parce que, par sa nature, ne pouvant être modifiée, mitigée, corrigée, elle n'entroit point dans le plan qu'il s'étoit proposé.

Qu'a-t-on fait pour donner une ample carrière aux déclamations, et ouvrir la porte aux invectives? On a considéré l'auteur comme si, à l'exemple de M. Abbadie, il avoit voulu faire un traité sur la religion chrétienne; on l'a attaqué comme si ses deux livres sur la religion étoient deux traités de théologie chrétienne; on l'a repris comme si, parlant d'une religion quelconque, qui n'est pas la chrétienne, il avoit eu à l'examiner selon les principes et les dogmes de la religion chrétienne on l'a jugé comme s'il s'étoit chargé, dans ses deux livres, d'établir pour les chrétiens, et de

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prêcher aux mahométans et aux idolâtres, les dogmes de la religion chrétienne. Toutes les fois qu'il a parlé de la religion en général, toutes les fois qu'il a employé le mot de religion, on a dit : « C'est la religion chrétienne. » Toutes les fois qu'il a comparé les pratiques religieuses de quelques nations quelconques, et qu'il a dit qu'elles étoient plus conformes au gouvernement politique de ce pays que telle autre pratique, on a dit : « Vous les approuvez donc, et vous abandonnez la foi chrétienne. » Lorsqu'il a parlé de quelque peuple qui n'a point embrassé le christianisme, ou qui a précédé la venue de Jésus-Christ, on lui a dit : « Vous ne reconnoissez donc pas la morale chrétienne.» Quand il a examiné en écrivain politique quelque pratique que ce soit, on lui a dit : « C'étoit tel dogme de théologie chrétienne que vous deviez mettre là. Vous dites que vous êtes jurisconsulte; et je vous ferai théologien malgré vous. Vous nous donnez d'ailleurs de très-belles choses sur la religion chrétienne; mais c'est pour vous cacher que vous les dites; car je connois votre cœur, et je lis dans vos pensées. Il est vrai que je n'entends point votre livre; il n'importe pas que j'aie démêlé bien ou mal l'objet dans lequel il a été écrit: mais je connois au fond toutes vos pensées. Je ne sais pas un mot de ce que vous dites; mais j'entends très-bien ce que vous ne dites pas. » Entrons à présent en matière.

DES CONSEILS DE RELIGION.

L'auteur, dans le livre sur la religion, a combattu l'erreur de Bayle; voici ses paroles':

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M. Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne : il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeroient pas un Etat qui pût subsister. Pourquoi non? Ce seroient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auroient un très-grand zèle pour les remplir; ils sentiroient très-bien les droits de la défense naturelle plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seroient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques.

« Il est étonnant que ce grand homme n'ait pas su distinguer les ordres pour l'établissement du christianisme, d'avec le christianisme même; et qu'on puisse lui imputer d'avoir méconnu l'esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils, c'est qu'il a vu que ses conseils, s'ils étoient ordonnés comme des lois, seroient contraires à l'esprit de

1. Liv. XXIV, chap. vi.

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